Cette année notre indépendance est mise entre parenthèses. Et ce n’est pas la première fois. Le drapeau aussi est en berne. Loin de la marée rouge et blanc qui a redonné tellement d’espoir au peuple libanais, il y a ce qui semble être des années de cela, notre étendard n’a pas la pêche en ce moment. Mais ce n’est qu’un temps. Et il passera. C’est notre histoire et elle ne ressemble à aucune autre. C’est ce qui fait notre drame, c’est ce qui fait notre richesse.

Notre drapeau, donc. Né d’une révolution, entreprise par un groupe d’hommes politiques courageux, des braves comme il n’en existe plus, qui ont réussi à doter le Liban d’un drapeau, d’une identité et d’une liberté qui l’ont fait décoller vers trente ans de prospérité remarquable. Et puis il y a eu la guerre et ses tourments, les occupations et leurs misères, mais toujours, sur cette terre surprenante, ce vent d’espoir qui fait flotter notre si émouvant drapeau.

Jusqu’en 1918, nous n’avions rien pour nous distinguer des autres pays de l’Empire ottoman. C’était le drapeau rouge ottoman qui était hissé lors des cérémonies officielles et militaires. Mais le cèdre, qui n’avait pas attendu de devenir le symbole de cette terre citée dans la Bible et convoitée par les plus grands conquérants, avait déjà fait une timide apparition sur les emblèmes d’associations d’émigrés ou encore celui d’une troupe de théâtre fondée par Maroun Naccache, en 1848. Le cèdre se détachait alors sur un fond blanc, déjà là, déjà présent comme une évidence.

À la fin de la Première Guerre mondiale, le drapeau arabe fut hissé sur le Sérail. Il fut toutefois retiré quelques jours plus tard pour laisser la place au vide de l’entre-deux avant que le Liban ne passe sous le Mandat français. Mais, dès la chute de l’Empire ottoman, des associations de Libanais expatriés furent de plus en plus nombreuses à arborer ce cèdre sur fond blanc comme emblème de liberté. Comme un signe nécessaire de ralliement. Comme un symbole impérieux d’appartenance. Il faudra attendre 1920 et la proclamation du Grand Liban pour voir s’officialiser un drapeau tricolore, bleu, blanc et rouge avec un cèdre au centre, drapeau qui flottera jusqu’en 1943.

C’était une petite victoire, mais une victoire quand même pour les Libanais totalement privés de cette notion de nation, écrasés par 400 ans d’occupation et se relevant difficilement de la Grande Famine. Voir le cèdre flotter sur les villes et les villages, les monuments officiels et les sièges gouvernementaux était un énorme pas en avant dans l’établissement d’une véritable identité qui permettrait au Liban de déployer ses ailes.

Et quoi de plus approprié que cet arbre majestueux et souverain, cité plus de cent fois dans la Bible et vénéré par les trois religions, un don de Dieu qui nous a valu convoitise, mais aussi renommée, pour être le symbole d’un pays en devenir qui, on pouvait déjà le pressentir, ne ressemblera à aucun autre. Les Libanais sous d’autres cieux ne s’étaient point trompés en plaçant le cèdre au centre des fanions, emblèmes ou encore insignes de leurs associations. Les Phalanges feront de même en 1936 et choisiront le fond blanc pour leur drapeau.

Nous sommes vers la fin des années 30 et les Libanais, qui ont renoué avec une certaine prospérité et surtout des valeurs de démocratie, de liberté et d’autonomie, ne se reconnaissent plus dans le drapeau tricolore avec le cèdre au milieu qui n’est pas tout à fait le leur. Des demandes de plus en plus pressantes se font entendre pour adopter un nouvel emblème propre au pays des cèdres. Mais la Seconde Guerre mondiale se profile et l’urgence sera ailleurs. L’idée fait cependant son chemin, comme s’affirme aussi le besoin d’indépendance de plus en plus pressant.

Ce sont les élections de 1943 et l’élection de Bechara el Khoury qui vont précipiter les événements. Le 7 octobre, Place de l’Étoile, le chef du gouvernement, Riad el Solh, prononce un discours où les mots indépendance, souveraineté et dignité nationale résonnent comme un acte de foi. "Nous voulons une indépendance véritable." Le Liban sera "un pays à visage arabe, qui puise dans la culture occidentale ce qui est bon et utile. Le gouvernement agira en vue d’asseoir les relations entre le Liban et les pays arabes frères sur des bases solides garantissant le respect par ces États de l’indépendance du Liban, de sa souveraineté absolue et de l’intégrité de ses frontières actuelles". Mais les Français ne voient pas les choses de cet oeil.

Le 11 novembre 1943, le président de la République, Béchara El Khoury, le président du Conseil, Riad El Solh, les ministres Sélim Takla, Camille Chamoun et Adel Osseirane et le député Abdel-Hamid Karamé sont arrêtés et conduits à la forteresse de Rachaya. Les ministres Habib Abichahla et Majid Arslane se retirent à Bchémoun et se constituent Gouvernement provisoire. Ils sont aussitôt rejoints par des Libanais venus de partout, enfin unis dans un même but: l’indépendance totale du Liban.

Entretemps, le chef du Parlement, Sabri Hamadé, convoque les députés et, avec les six qui ont réussi à le rejoindre, dans une démarche aussi symbolique que nécessaire, décide d’adopter un nouveau drapeau. Les discussions vont aller bon train entre Saëb Salam, Mohammed el Fadl, Saadi el Mounla, Maroun Kanaan, Rachid Baydoun et Henri Pharaon. Fallait-il s’éloigner des couleurs des drapeaux des pays arabes? Fallait-il reprendre la couleur blanche en fond avec le cèdre au centre? Ce seront deux bandes rouges encadrant une bande blanche et le cèdre trônant au milieu comme une évidence. Le drapeau est alors esquissé par Saadi el Mounla et paraphé par les présents. Dans l’amendement de l’article 5 de la constitution, il est dit que "Le drapeau libanais aura trois bandes horizontales, rouge, blanche, rouge, avec un cèdre vert au centre de la bande blanche. La largeur de cette bande sera égale à deux fois celle d’une bande rouge. Le sommet du cèdre doit toucher la bande rouge supérieure et la partie inférieure doit toucher la bande rouge inférieure. La largeur du cèdre doit occuper le tiers de la surface de la bande blanche." Le blanc, symbole de la pureté, celle de la neige du Liban. Le rouge, symbole du sang, du sacrifice et du don de soi. Et le Cèdre vert, symbole du Liban éternel.

C’est dans le bureau des Phalanges que sera cousue l’étoffe qui allait changer le destin du Liban. Il fallait trouver une machine à coudre et du tissu, alors que les magasins étaient fermés et qu’il était difficile de se déplacer dans un pays en pleine insurrection. Mais deux drapeaux tricolores feront l’affaire et, grâce au courage et à la volonté des Libanais unis dans un même désir, le nouveau et premier drapeau libanais est né le 20 novembre 1943. Il sera présenté le lendemain aux membres du gouvernement provisoire qui y apposent leurs signatures, puis hissé à Bchémoun. Ce drapeau se trouve aujourd’hui au Musée national.

Le 22 novembre 1943 est un jour à marquer d’une pierre blanche. Les prisonniers de Rachaya libérés font une entrée triomphale à Beyrouth. C’est la liesse dans tout le Liban. Le drapeau tricolore qui flotte sur le Parlement sera remplacé par les nouveaux drapeaux qui vont se hisser sur tous les bâtiments officiels, consacrant irrévocablement le Liban "pays indépendant, libre et souverain." On oubliera de dormir les jours suivants et c’est main dans la main que les Libanais fêteront cette nouvelle page pleine de promesses. Il faudra attendre 1945 pour que soient déclarés officiellement le 22 novembre comme Fête de l’indépendance et le 21 comme Fête du drapeau.

Pour rappel, même si personne ne respecte plus grand-chose, les articles 1 et 2 de la loi parue dans le Journal Officiel du 8 décembre 1943:

Article 1: Il est interdit de hisser sur le territoire libanais un autre drapeau que le drapeau libanais.

Article 2: Les drapeaux étrangers ne seront hissés que sur les locaux et les véhicules appartenant aux missions diplomatiques ou aux commandants des armées étrangères et leurs casernes et bateaux, conformément aux traditions internationales en vigueur. Sauf obtention préalable d’une autorisation spéciale délivrée par le ministère de l’Intérieur, aucun autre drapeau, à part le drapeau libanais, ne sera arboré à l’occasion des cérémonies publiques officielles.

Durant des années, et chaque année jusqu’à la fin des années 60, les défilés furent source de fierté nationale et de rappel des sacrifices de tous les Libanais. Il a fallu par la suite jongler avec les événements pour avoir le droit de célébrer ou pas. Le Liban se croyait sorti d’affaire, mais en réalité, comme l’ont si bien souligné les affiches placardées en ville en novembre 1978, "l’indépendance se conquiert et ne s’emprunte pas". Comme si nous étions condamnés à perpétuellement arracher, comme on le ferait de mauvaises herbes, les parenthèses accolées de force et par des forces occultes au mot "indépendance" et à avoir un pincement au cœur chaque fois que l’on brandit notre drapeau blanc, vert et rouge sang.

*Certaines informations sont tirées du livre de Joseph et Adonis Nehmé: Drapeau et hymnes libanais.

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