Sur le meurtre, lundi, du coordinateur des Forces libanaises (FL) pour la région de Jbeil, Pascal Sleiman, les spéculations se multiplient, alors que l’enquête est toujours en cours.

Pendant que les autorités politiques et religieuses appellent au calme et à la retenue pour éviter tout dérapage sécuritaire, le besoin de connaître les mobiles qui ont poussé les ravisseurs de Pascal Sleiman à le tuer, lors d’une tentative présumée de vol de sa voiture à Khrabé, à transférer son corps vers la Syrie et à abandonner à Tripoli le véhicule utilisé dans le rapt devient de plus en plus pressant. Que sait-on de cette affaire?

Sur la base des aveux des neuf Syriens interpellés, l’objectif était de voler la voiture de Pascal Sleiman. "En valait-elle vraiment la peine?", se demande cependant un cadre FL, interrogé par Ici Beyrouth. "La voiture est loin d’être luxueuse et n’aurait certainement pas été tellement rentable pour ceux qui cherchaient à se l’approprier", a-t-il ajouté, avant d’indiquer: "À compter le nombre de personnes impliquées dans cette tentative de vol, qui n’en est pas une à mon avis, puisque la voiture utilisée dans le rapt a été abandonnée (à Tripoli) et le conducteur entraîné vers la Syrie, la version des détenus est peu plausible."

Et de poursuivre: "Il est hallucinant d’engager tant d’individus pour le vol d’une voiture ordinaire, appartenant à une personne incapable de résister physiquement à un tel nombre de ravisseurs, dans une région loin d’être déserte et non contrôlée."

À cette dernière affirmation, s’opposent les propos des détenus, selon lesquels le coordinateur FL aurait essayé de résister aux éléments armés qui l’ont forcé à descendre de son véhicule. Il aurait ainsi reçu un premier coup sur la tête. D’autres coups auraient suivi, alors qu’il continuait à se débattre, ce qui a entraîné son décès.

"Faux", s’insurge le cadre FL qui avance l’argument des supplications de Pascal telles que les a entendues son interlocuteur avec qui il était au téléphone lors de l’incident. "Ne me tuez pas! Je suis père de famille! J’ai des enfants!", a-t-il lancé à ses assaillants, selon son interlocuteur, dans une tentative d’éviter toute altercation avec eux.

Toujours selon les aveux des détenus, il était question de conduire Pascal vers une région éloignée sur le territoire libanais et de l’y abandonner, avant de rejoindre la Syrie à bord de sa voiture. Sauf que les circonstances ont fait que le père de famille a perdu la vie en chemin, ont-ils dit, et que, pris de panique, ils se sont trouvés dans l’obligation de l’emmener en Syrie, plus particulièrement dans la région de Qasr, où les attendait un autre groupe. Les meurtriers ont, en outre, dit ignorer la véritable identité de leur victime et/ou la nature de son travail.

"On n’exclut pas l’idée selon laquelle les auteurs de ces aveux peuvent ne pas être au courant des tenants et des aboutissants des ordres qui leur ont été donnés, et qu’ils aient uniquement été chargés de ‘voler la voiture’ et, éventuellement, d’en tuer le propriétaire", estime le cadre FL.

Le volet financier

"Pascal Sleiman a subi le sort de son prédécesseur, Antoine Dagher, ancien chef du département d’éthique et de lutte antifraude à la banque Byblos, poignardé à mort le 4 juin 2020 parce qu’il traitait de dossiers délicats", martèlent les défenseurs de cette hypothèse, en rappelant que le coordinateur de FL à Jbeil est également un employé du même établissement bancaire. Ils supposent que le coordinateur FL avait accès à des informations qui seraient également délicates.

Très peu probable, expliquent à Ici Beyrouth un cadre FL et un collègue qui a longtemps travaillé avec lui. "Pascal Sleiman était responsable au sein du service informatique (IT Manager) à la banque Byblos. Dans le cadre de ses fonctions, il est quasi inconcevable (mais pas impossible) qu’il puisse être au courant d’informations problématiques", soulignent-ils.

Le message politique

En raison de l’appartenance de la victime aux FL et parce que tous les faits ne sont pas encore connus, d’aucuns n’écartent pas la possibilité d’un mobile politique. Une lecture à mettre cependant sur le compte de l’analyse, comme l’enquête n’a toujours pas pris fin. "Ni la situation financière de Pascal, ni la valeur de sa voiture, ni le poste qu’il occupait ne peuvent justifier un meurtre d’une telle ampleur", s’indigne le cadre FL. "Nous n’accusons personne. C’est à l’enquête de déterminer les mobiles et les commanditaires de ce meurtre, mais à supposer qu’il s’agisse d’un mobile politique, cela ne nous étonnerait pas", poursuit-il.

Selon ses explications, comme la formation chiite se trouve actuellement dans une situation assez embarrassante sur le plan local, notamment après le déclenchement de la guerre à Gaza, le 7 octobre dernier, le meurtre de Pascal Sleiman aux mains de Syriens constituerait une diversion et détournerait l’attention de ce qui se passe au sud et du fait que le Hezbollah a entraîné le Liban dans une guerre qu’il n’a pas voulue.

Un politologue qui suit l’affaire de près va dans le même sens, en soulignant que "le Hezbollah est dans un pétrin, tant sur le plan local que régional et international, surtout que toutes les forces politiques tentent de s’organiser à la lumière de l’émergence d’un nouveau système politique au Moyen-Orient". "C’est dans ce contexte que le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, œuvrerait aujourd’hui à s’accorder deux rôles: celui de gardien des frontières et celui de protecteur de la formule du "vivre-ensemble" libanais. C’est ce qui aurait pu être interprété, selon cette même source, de son discours de lundi, dans lequel il a envoyé la balle dans le camp opposé, qu’il a accusé de tenter de semer la discorde", analyse-t-il.

En attendant que davantage d’éléments permettent d’élucider cette affaire, plusieurs points d’interrogation continuent de tarauder les esprits: pourquoi Pascal Sleiman? Comment les forces de sécurité n’ont pas pu arrêter les ravisseurs avant qu’ils ne franchissent la frontière? Pourquoi l’ont-ils tué au lieu de l’abandonner dans la rue? Pourquoi le processus de remise de la dépouille aux autorités libanaises a-t-il autant tardé?