En affirmant, à Rome, que le Hezbollah " protège " les Chrétiens du Liban, le président Michel Aoun ouvre la voie à des questions cruciales : D’où vient la menace justifiant une telle protection supposée ? Les chrétiens, ainsi protégés, veulent-ils toujours du Liban que leurs ancêtres ont patiemment construit depuis 1861 ?

Le récent déplacement du chef de l’État au Saint-Siège pose une question préoccupante : " Le Liban, comme unité politique et comme message pour le monde existe-t-il encore ? ". Tous les observateurs ont remarqué la divergence des positions entre les déclarations romaines du président Aoun et celles du patriarche maronite Béchara Raï au Caire. Ce dernier a fortement renouvelé l’engagement du Liban en faveur des principes adoptés en 2017, par la Déclaration d’Al-Azhar sur la citoyenneté, et en 2019 par la Déclaration d’Abou Dhabi sur la fraternité. Ces textes n’auraient jamais été rendus possibles sans l’expérience libanaise de dialogue et sans l’engagement de plusieurs figures libanaises en faveur des thèses présentées. Ces dernières se résument dans les points suivants :

  • Refus du terme de " minorités " concernant les non-musulmans tant il charrie avec lui une scission au sein du corps politique d’une même patrie.
  • Proclamation de la valeur inestimable de la notion de citoyenneté au sein de l’État fondé sur une Constitution et assurant, par le biais des lois, la protection de tout citoyen indépendamment de son appartenance religieuse.
  • Refus de discriminer, au sein d’un même État, les citoyens appartenant à telle ou telle confession religieuse.
  • Égalité de tous les hommes, croyants et non-croyants, proclamés frères au sein de la même famille humaine.

À Rome, le président Aoun s’est voulu rassurant quant au sort des chrétiens. Évoquant l’épineux problème du Hezbollah, il a usé de propos lénifiants qui laissent croire que la milice iranienne assure la protection des chrétiens, à l’image de ce que faisaient jadis les puissances occidentales au XIXe siècle. Ces propos font écho à ceux de la propagande du Courant patriotique libre, fondé par le général Michel Aoun. Mais aujourd’hui, le fondateur du CPL est le président de tous les Libanais, frères en citoyenneté, sous la seule protection d’un État souverain, de ses lois et de ses forces armées. Les déclarations du président libanais introduisent une fracture au sein de la famille libanaise. Le groupe " chrétien " serait " protégé " par une milice surarmée par une puissance étrangère.

On se doit de poser plusieurs questions : Ces chrétiens sont protégés contre quel danger ? Qui est l’ennemi ? Pourquoi user d’un discours invariablement victimaire pour s’adresser à l’Occident ? Les fonctions du chef de l’État permettent-elles à leur titulaire de ne pas se positionner au-dessus de la mêlée et de parler de manière partisane ?

Les discours et les processus victimaires trahissent invariablement un esprit minoritaire. Ils conduisent la communauté considérée à se sentir menacée dans les tréfonds même de son existence. En réaction à cette menace, perçue comme " mortelle ", ces communautés vont sécréter des anticorps idéologiques, anticorps qui sont à l’origine de leur ressemblance commune. Dans la réponse que font les ethnies, les nations ou les communautés religieuses à l’appréhension, plus ou moins fantasmée, de leur disparition, ou en tout cas de leur amoindrissement, il y a une " réaction de surcompensation narcissique collective " (F. Thual). Pour mieux souder l’esprit de corps du groupe, un récit se construit centré sur l’identification de l’ennemi dangereux, de cet Autre, de ce " bouc émissaire " qui aurait perturbé la sérénité intemporelle de l’identité-essence de la communauté menacée. L’élément perturbateur peut être une religion rivale, un conquérant, une ethnie dominante. Il appartient à la communauté menacée de se protéger contre le danger afin de retrouver son âge d’or, en quelque sorte. Ainsi, la protection supposée du Hezbollah assurerait la cohésion de l’identité chrétienne. Mais contre qui ? Et surtout pourquoi le Hezbollah ferait-il cela ?

Le président Aoun n’a pas dévoilé l’identité de l’ennemi ni les motivations du protecteur. Il a simplement usé d’un discours du XIXe siècle où, sous le couvert de la " Question d’Orient ", le sort des minorités chrétiennes de l’Empire ottoman était devenu une affaire stratégique des puissances européennes. C’est pourquoi, le regard que le chrétien du Levant porte sur lui-même demeure, dans une certaine mesure, tributaire de celui que, jadis, telle ou telle puissance protectrice portait sur lui. Tout se passe comme si le temps était suspendu depuis le XIXe siècle, avec ses ambassadeurs, ses consuls et ses drogmans, les intermédiaires visibles des puissances protectrices du passé. Aujourd’hui, l’Occident s’est sécularisé et a pris un recul suffisant par rapport à l’esprit des croisades. De plus, la sécularisation et la modernité ont profondément changé l’homme occidental grâce à l’humanisme des Lumières. De plus, le discours minoritaire actuel réveille, dans l’inconscient collectif des communautés concernées, un lot de représentations qui ont structuré leur imaginaire et leur ont fait acquérir plus d’un comportement afin de neutraliser la menace, fantasmée ou réelle. Il est quasi impossible de faire le ménage dans l’imaginaire collectif durant une seule génération.

L’autre question qu’on doit poser, après avoir appris qu’une milice à la solde de l’Iran islamique " protège " les chrétiens du Liban, se formule ainsi : Peut-on encore refaire l’unité politique du Liban, un pays brisé en mille morceaux ? Les chrétiens, ainsi " protégés ", veulent-ils encore du Liban que leurs ancêtres ont patiemment construit depuis l’époque ottomane, celle de la Mutasarrifiya du Mont-Liban et du Vilayet de Beyrouth ?