Dans le cadre des concerts organisés par le Club social Bacchus, le baryton libanais Fady Jeanbart a proposé, le mardi 16 août, une lecture exaltante d’un bouquet kaléidoscopique d’œuvres lyriques, plein de verve et de lumière, servi par un minutieux peintre des sons, Elie Sawma, faisant preuve d’une maturité interprétative exquise et d’une fougue musicale prodigieuse.    

À l’aube de l’âge d’or de la musique au Liban, principalement marqué par la création du Festival de Baalbeck en 1956, la rigueur artistique avait la solennité d’une véritable religion. Aujourd’hui, plus d’un demi-siècle plus tard, au crépuscule de cette époque, ponctuée par l’amateurisme, la scène musicale libanaise incarne le sens même de la décadence voire l’avachissement, comme illustré dans Deux vieillards mangeant de la soupe de Francisco de Goya, ou en termes plus nietzschéens, la dévalorisation des valeurs, notamment culturelles et artistiques. Malgré ce marasme venimeux qui ronge le pays du Cèdre, il est des artistes, les forgerons d’un nouvel âge d’or, qui tentent ardemment et à contre-courant, de redonner à l’Art son lustre d’antan. Le baryton Fady Jeanbart et le pianiste Élie Sawma s’inscrivent dans cette lignée de musiciens qui, dotés d’un talent finement sculpté, éprouvent un besoin contraignant, presque religieux, de créer de la grande musique. Le mardi 16 août, à 20h, la crypte de l’église Saint-Joseph à Monnot a été témoin de l’ivresse harmonique et symbiotique de ces deux artistes hauts en couleur qui se sont donnés la réplique dans le cadre d’un concert, intitulé " Note pour la Paix ", organisé par le Club social Bacchus.

Poésie suggestive

Dès les premières notes, Élie Sawma déploie une palette de couleurs harmoniques oniriques qui séduit par l’éventail étendu de ses nuances d’une poésie intensément suggestive. C’est, en effet, par un arrangement pour piano de El cant dels ocells (Le chant des oiseaux) du compositeur espagnol Pablo Casals, que le pianiste libanais ouvre le concert, plaçant explicitement la soirée sous le signe de la paix et la liberté. La deuxième pièce du concert, Dolente immagine di Fille mia (Image douloureuse de Phyllis), laisse découvrir le timbre chaleureux et charnu de Fady Jeanbart qui s’épanouit admirablement dans les affres du romantisme bellinien. Le baryton parvient à insuffler d’infinies nuances à ce chant, dépourvu de toutes sortes de fioritures, et dans un style presque syllabique, accentuant de ce fait le pathos de cet air funèbre qui reflue langoureusement sur le mode mineur, à l’exception de quelques mesures dans la section centrale en mi bémol majeur. Si le chanteur ne sacrifie jamais l’émotion à la technique en dosant savamment son souffle et en maîtrisant élégamment l’art du legato (tous deux indispensables pour une exécution authentique de cette pièce), il trahit, toutefois, fugitivement mais sans l’ombre d’un doute, l’esprit de la partition dans sa section finale en amplifiant l’un des passages les plus dramatiques, " Riposa in pace " (" Repose en paix "), marqué pianissimo.

Fady Jeanbart ©Sally Mire

Coloris symphonique

Ce détail reste cependant mineur face à la lumineuse prestation du baryton libanais à qui ce " péché " musical est aussitôt pardonné. Avec la complicité de Sawma qui s’efforce de montrer les ressources expressives de son instrument (parfois peu obéissant), il met en exergue un coloris symphonique séduisant, faisant valoir un timbre toujours aussi nuancé dans Terra e mare (Terre et mer) de Giacomo Puccini. Les deux artistes racontent alors leur musique comme de vrais peintres impressionnistes, s’élançant dans un voyage d’ombre et de lumière au cœur même du vérisme italien et oscillant entre les motifs rythmiques, les lignes mélodiques et vocales qui illustrent, avec une louable justesse, les " peupliers ", les " plus fortes tempêtes de vent ", mais surtout la " voix de la mer ".  Doté d’une intelligence vocale manifeste, Jeanbart vogue aisément entre les caractères et dépeint, dans sa troisième pièce, Aprile de Francesco Paolo Tosti, les thèmes du printemps et de l’amour. Son timbre clair, allié à une tessiture de baryton lyrique (qu’on lui connaît), lui permet d’arpenter, sans difficulté, les passages les plus épineux ainsi que le passaggio secondo culminant au mi 4. Armé d’un rubato digne et naturel, faisant le juste équilibre entre l’accelerando et le ritardando, il relève également, avec brio, les embûches rythmiques qu’impose l’accompagnement pianistique en arpège, et certaines contraintes syllabiques qui auraient pu contredire l’indication de molto legato du compositeur.

Fady Jeanbart et Élie Sawma au piano ©Sally Mire

Clair-obscur hypnotique

La soirée se poursuit par L’invitation au voyage d’Henri Duparc, une œuvre musicale française basée sur le poème éponyme de Charles Baudelaire, imbibée du ferment du lied wagnérien allemand. L’accompagnement de Sawma est celui d’un chambriste chevronné qui n’est jamais en confrontation avec le soliste, mais qui s’engage activement, avec lui, dans une virée onirique hypnotique, accentuée par une succession bien équilibrée de crescendo et decrescendo. Ses doubles croches fluides et limpides confèrent à cette pièce une éloquence calme, où tout " n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté ". L’alternance continue des modes mineur et majeur permet aux deux artistes de peindre, non sans faille, un clair-obscur rembranesque. Toutefois, la voix du baryton se dérobe dans certains aigus, se faisant ainsi âpre et chancelante. Pour clôturer en toute beauté la première partie du concert, Élie Sawma propose une interprétation d’une œuvre miniature, et pourtant charnière, aux couleurs impressionnistes, de Maurice Ravel, le premier mouvement de sa Sonatine, qui fait valoir le style de composition post-lisztien, basée sur un développement harmonique organique et sur la manipulation du matériau musical le plus simple et le plus fondamental. Si la prestation de Sawma est accomplie, il manque cependant parfois de précision dans certaines de ses inspirations, rendant quelques passages ennuyants. L’éloquence de ses sonorités affirmées, s’appuyant sur l’art du cantabile, lui permet toutefois de toujours s’en sortir gagnant.

F Élie Sawma au piano ©Sally Mire

Sonorités délurées

La deuxième partie du concert sera particulièrement marquée par In der Fremde (À l’étranger) de Robert Schumann et Atchan ya Sabaya (J’ai soif, les femmes) de Toufic Succar. La lecture de Jeanbart du chef-d’œuvre allemand (extrait de Liederkreis, op.39) atteint des sommets de pureté romantique qui éveillent de vieux souvenirs d’une tempête menaçante, de mort et de solitude. L’alliage du sens hors-concours de l’intonation du baryton et des sonorités délurées du piano provoque une plaisante alchimie, mise au service d’une expressivité faite de rêverie. Ce même lyrisme prêtera voix, dans la dernière partie du récital, aux antagonismes internes du cœur et de l’âme dans la Sérénade de Franz Schubert: on découvre ainsi un nouveau Fady Jeanbart (qui se démarquait dans ses précédents concerts par ses interprétations des arias de caractère comique) projetant sa voix chaude et veloutée avec du poids dramatique. Quant à l’œuvre de Succar, on notera les qualités habituelles de diction en arabe du baryton et son soin accordé à la ligne de chant relevant de l’exotisme orientaliste musical européen. Le pianiste libanais rendra, à son tour, un hommage à Toufic Succar en redonnant vie à son Menuet en sol majeur, une interprétation qui sollicite sensibilité soyeuse mais non sirupeuse et jeu architecturé. Le public se laisse alors emporter par ce flot musical, quelque peu monotone faudrait-il quand même le noter, animé par un soliste en pleine introspection.

Finalement, on retiendra, de la dernière partie de cet étincelant concert, l’interprétation dynamique de Hai già vinta la causa (Vous avez déjà gagné le procès), extrait des Noces de Figaro de Wolfgang Amadeus Mozart. Clairement plus à l’aise dans l’Opéra bouffe, Fady Jeanbart enchante par sa belle prestance scénique et son phrasé homogène et bien soigné. L’accompagnement pianistique instillera une dynamique notable à ce chef-d’œuvre mais sera malencontreusement très marquée par une signature romantique. Plébiscité par le public, le duo se livre à un remarquable bis, apothéose brillante d’un concert de niveau: le célébrissime air de Figaro, extrait du Largo al factotum du Barbier de Séville composé par Gioachino Rossini. On assiste ainsi à un déferlement de prouesses techniques par le baryton libanais qui profite de l’occasion pour faire, avec un certain charisme, le paon. Ainsi, le duo libanais parvient à relever ce défi exigeant mais exaltant de fusionner richesse harmonique et raffinement lyrique.

L’exposition des sculptures de Névine Matar et Sabine Karam ©Sally Mire