Ayant délaissé rapidement la gauche communiste, pour dénoncer ses dérives idéologiques ou plutôt ses crimes érigés en idéaux, Albert Camus, prix Nobel de littérature 1957, est l’auteur de l’une des œuvres les plus marquantes du siècle dernier, l’Étranger et du chef-d’œuvre La Peste qui s’inscrit toujours dans l’actualité la plus brûlante. Comment le défenseur des opprimés n’a reculé devant rien pour honorer ses engagements, abandonnant "ses meilleurs ennemis", Sartre et Beauvoir, conciliant toujours ses prises de position et son action avec ses propos et son œuvre? Pourquoi est-il considéré comme le plus chrétien des athées?

Née comme lui dans le creuset algérien de la culture francophone, l’œuvre de Camus composée d’essais, de nouvelles, de romans et de pièces de théâtre allie le questionnement philosophique à l’esthétique littéraire, explorant ce qu’il y a de plus essentiel et de plus paradoxal: la condition humaine dans sa dimension indissociable de subversion et d’éthique. Elle se divise en trois cycles: l’absurde, la révolte et l’amour auxquels correspondent trois thèmes majeurs, le scandale du mal, la réaction de solidarité humaine et l’accord avec la beauté sensuelle du monde.

Albert Camus est né en 1913 à Moldovi, en Algérie, dans un milieu très pauvre. Son père meurt en martyr à la bataille de la Marne. Sa mère sourde-muette et analphabète, travaille en tant que ménagère pour subvenir aux besoins de Camus et son frère. Ils vivent chez la grand-mère maternelle, qui tient les rênes du pouvoir. L’instituteur Louis Germain remarque l’intelligence brillante de Camus, lui donne des leçons gratuites, l’inscrit aux bourses et ira jusqu’à convaincre sa grand-mère de le maintenir dans la scolarité. Plus tard, c’est encore un professeur de philosophie, Jean Grenier, qui va l’encourager à poursuivre des études supérieures et lui fera découvrir Nietzsche. En effet, Camus laissera à la postérité une œuvre inépuisable, déroutante et atemporelle. En 1957, il obtient le prix Nobel et achète une maison à Lourmarin grâce à la récompense matérielle du prix. Deux ans plus tard, au faîte de la gloire et de la jeunesse, Camus sera fauché par un accident de voiture absurde, alors qu’il rentrait de son havre de paix, Lourmarin, assis sur le siège passager, à côté de Michel Gallimard au volant.

L’harmonie entre l’action et l’œuvre de Camus

Le jeune Camus a adhéré au Front populaire, qui attirait les intellectuels et constituait un espoir pour le milieu ouvrier, mais l’a quitté sans hésiter suite au désaccord sur la position des communistes concernant le statut de l’Algérie. Engagé par Pascal Pia dans son journal en tant que reporter, il va enquêter sur les dérapages de la colonisation. Il protestera contre les injustices qui frappent les musulmans d’Afrique du Nord, contre les salaires insultants des pauvres. Son enquête "Misère de la Kabylie" aura un impact puissant. En tant que chroniqueur judiciaire des opprimés, il va mener des reportages sur les victimes ayant commis des infractions, traduites au tribunal correctionnel. Il se positionnera contre la peine de mort en défenseur de la personne humaine, comme le prouvent ses Réflexions sur la guillotine et sa revendication d’un code de justice international défendant l’abolition de la peine capitale. Il va se détacher de l’obédience communiste et se séparer de Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir et, joignant le geste à la parole, dénoncer les dérives totalitaires en Europe, le nazisme à l’Ouest et le stalinisme à l’Est, bien avant l’Archipel du Goulag, dans L’homme révolté notamment. Plus tard, il deviendra éditorialiste à "Combat" et le 8 août 1945, il est le seul intellectuel à s’opposer à l’usage de la bombe atomique, deux jours après le bombardement de Hiroshima, dans un éditorial célèbre et incisif. Camus condamne également la justice des terroristes. Interrogé à Stockholm par un étudiant originaire d’Algérie sur le caractère juste de la lutte pour l’Indépendance menée par le FLN, il répond: "Je dois condamner aussi un terrorisme qui s’exerce aveuglément dans les rues d’Alger par exemple et qui un jour peut frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice". Ses paroles seront déformées. Mais parallèlement, il y aura un travail de l’ombre réalisé par Camus, comme le révèle le magistrat et essayiste Denis Salas, qui va intervenir dans le recours en grâce des condamnés à mort parmi les militants algériens. "Il y a énormément de traces dans les dossiers, des centaines de cas, d’interventions personnelles où Camus, sans vraiment prendre position sur l’innocence ou la culpabilité des militants algériens, plaidait l’indulgence pour obtenir la grâce du chef de L’État". Alors qu’il avait refusé la médaille de la Résistance et la Légion d’honneur, c’est dans un geste de probité et de fidélité que Camus dédiera son prix Nobel de littérature à Louis Germain, son instituteur et son adjuvant, dans son cheminement intellectuel.

Subversion et morale dans ses œuvres maîtresses

Dans La Peste, Oran est envahi par le fléau mortel, cette ville de soleil et de la paresse qui ne croyait pas à la mort. Le mal va s’infiltrer et faucher monstrueusement des vies. La Peste peut être interprétée comme la métaphore de l’Occupation ou encore l’allégorie du nazisme. Certains vont fuir, d’autres vont militer jusqu’à la fin comme le docteur Rieux. Il y a ceux qui vont tirer profit de la situation en vrais opportunistes. Camus passe au peigne fin les réactions humaines devant le mal. Le médecin Rieux va choisir la résistance et la solidarité, rejoint par Tarou. Le prêtre Paneloux interprète le fléau qui rase la ville comme la conséquence du péché non expié. Pour Camus c’est la solidarité humaine qui est la seule issue possible, incarnée par le docteur Rieux et ses acolytes. C’est le combat quotidien, la grandeur humaine. "L’action, la lutte peuvent remplir le cœur d’un homme", dira-t-il aussi dans Le Mythe de Sisyphe. En soulignant l’absurdité de la condition du protagoniste condamné éternellement à rouler un rocher, il propose cependant l’acceptation de son sort dans un rapport lucide et ouvert aux possibilités du présent. "Il faut imaginer Sisyphe heureux" est la phrase de clôture de l’excipit qui évoque cette dimension occultée par la religion. Il existe une certaine entente entre Camus et le monde antique grec fondé sur la réconciliation du corps et de l’esprit, ce qui est combattu par les dogmes de l’Église. S’il refuse de remettre à plus tard, d’attendre un dénouement incertain, c’est qu’il ne renonce pas à la richesse de la vie présente et à l’instant.

Dans L’Étranger, ce qui légitime le verdict de la peine de mort contre Meursault, c’est moins le crime commis nonchalamment contre l’Arabe que l’indifférence scandaleuse du personnage principal devant la mort de sa mère, son insubordination aux codes moraux et sociaux et sa rébellion contre l’aumônier venu lui gaspiller ce qui lui reste de temps et d’énergie à vivre, pour le gaver d’illusions. Le sursaut moral de Meursault intervient contre son destin sacrificiel. On assiste au rejet de tout messianisme et à l’attachement à la lucidité qui renforce le rôle de la raison. L’Étranger reste égal à lui-même, comme Camus. Sa quête de la vérité dérange et scandalise. La société n’est sensible qu’à la duplicité, qu’au mensonge. Le tribunal le jugera sur son indifférence.

"L’espoir équivaut à la résignation. Et vivre, c’est ne pas se résigner", dira le narrateur dans Les Noces. L’espoir ici c’est celui d’une autre vie pour laquelle on renonce au présent, à la sensualité, bref à la joie de vivre. L’espoir est ainsi l’ennemi de l’homme car il incarne l’optimisme, une certaine foi en l’intercession divine qui provoque non pas la rémission, mais la démission de l’homme, l’abandon du combat contre le mal, qui ne se limite pas à son acception chrétienne.

Dans cette même perspective, La chute est le récit de la duplicité d’un juge qui n’intervient pas pour sauver une femme en train de se suicider sur le Pont des arts. C’est le fait de se voiler les yeux et de se boucher les oreilles pendant qu’un cri de détresse monte désespérément vers nous. "L’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde. Le mal, c’est le scandale de la douleur, de la cruauté, de la violence effroyable contre les opprimés. Dans un article de Combat en 1944, il va jusqu’à définir le christianisme comme une doctrine de l’injustice fondée sur le sacrifice des innocents, en référence au meurtre de milliers d’enfants à Bethléem sur ordre du roi Hérode, à la naissance de Jésus-Christ.

Le plus chrétien des agnostiques

Mais c’est aussi la même exigence morale concernant le scandale du mal qui rapproche Camus des chrétiens, la même exigence d’empathie, la même obligation de solidarité. Ainsi le juge dans La chute exprimerait la chute du premier homme, qui obsédé par son confort, arrogant et autosuffisant, refuse de tendre la main aux autres. Son prénom, Jean-Baptiste, évoque celui du prophète qui va annoncer la venue du Christ, mais c’est surtout les thèmes de la culpabilité et de la responsabilité dans le livre qui font écho à la morale chrétienne. D’autres expressions dans l’œuvre de Camus dévoilent l’influence de la culture chrétienne bien qu’à la maison familiale, personne ne va l’initier à la religion et ses dogmes. Dans La Peste, “Les enfants sont torturés” est l’expression utilisée pour raconter l’agonie d’un enfant pestiféré, rendant l’âme dans des douleurs atroces. Camus met l’accent sur la souffrance infantile, qui revient dans ses discours. Or nous savons l’intérêt porté par le Christ aux enfants que ce soit dans la dimension symbolique de la fête des Rameaux préfigurant Pâques ou dans l’exhortation récurrente de Jésus aux croyants de ressembler aux petits. D’ailleurs Camus déclare: “Ne me sentant en possession d’aucune vérité absolue et d’aucun message, je ne partirai jamais du fait que la vérité chrétienne est illusoire, mais seulement de ce fait que je n’ai pu y rentrer”. D’après le journal La Vie, Camus montre certaines lignes de fractures avec l’Église catholique, mais ne nie pas la possibilité de nouer de vrais liens avec les croyants authentiques. Dans une conférence intitulée "Ce que l’incroyant attendait des chrétiens" donnée par Camus en 1948 au couvent Saint-Dominique, l’écrivain avoue "qu’ils sortent de l’abstraction et qu’ils se mettent en face de la figure ensanglantée de l’Histoire, qu’ils parlent un langage clair, que croyants et incroyants travaillent ensemble pour ‘diminuer le nombre d’enfants torturés’, pour en finir avec la langue neutre de la diplomatie pontificale". En fait, Camus était agnostique. Mais la Bible a occupé une grande partie de son mémoire en philosophie, portant sur Plotin, Saint-Augustin d’Hippone et sur la métaphysique chrétienne et le néoplatonisme. L’écrivain de la révolte s’est intéressé à la mystique chrétienne et a réfuté le cynisme. Cependant tout en étant très moral, Camus était très sensuel et porté aux plaisirs de la chair, ce qui était condamné par les dogmes catholiques de l’époque. La mort a interrompu son travail sur un troisième grand essai, Le mythe de Némésis, qui devait inaugurer le cycle de l’amour. Ce thème qui aurait dû couronner l’œuvre camusienne et constituer une sorte d’apothéose, interpelle fortement les chrétiens, puisque le Dieu chrétien est celui de l’Amour et qu’il n’y a point de salut chrétien en dehors de l’amour. “Je n’ai que vénération et respect devant la personne du Christ et devant son histoire. Je ne crois pas à sa résurrection”. Discours de Camus à Stockholm en 1957.