Suite au décès de la reine Élisabeth II, monarque au règne le plus long du Royaume-Uni, le jeudi 8 septembre à l’âge de 96 ans, Ici Beyrouth vous propose un voyage dans le temps à la découverte des cérémonies funéraires royales qui ont marqué l’histoire de la Grande Bretagne, depuis feue la reine Élisabeth Ire, en 1603, jusqu’à feue la reine Élisabeth II, en 2022. Le deuxième article de cette série s’intéressera aux obsèques des souverains britanniques du XVIIe siècle, et donc entre les années 1603 et 1695.   

Vanitas vanitatum et omnia vanitas " (" Vanité des vanités et tout est vanité "). C’est par cette locution latine, tirée du Livre de l’Ecclésiaste, que Salomon convainc les fidèles de la futilité de la condition humaine, illustrant manifestement l’inéluctable trépas ou la pensée du Memento mori (" Souviens-toi que tu vas mourir "). Les Hiéroglyphes des Fins dernières du peintre sévillan Juan de Valdés Leal, mettant en exergue deux toiles macabres, intitulées Finis Gloriae Mundi (Fin de la Gloire terrestre) et In ictu oculi (En un clin d’œil), concrétisent par leurs allégories funèbres, cette Mort qui se faufile à cloche-pied dans le dédale d’une nature humaine lacunaire. Cette fin ultime cristallise à son tour la justice ultime, selon laquelle tous les hommes, rois soient-ils ou mendiants, nobles ou paysans, riches ou pauvres, sont mis à un pied d’égalité. Et pourtant, à l’aune des siècles passés, le décès d’un monarque n’était ni intellectuellement ni socialement perçu comme la mort d’un être humain ordinaire. Imprégné de sacralité, le roi (ou la reine) se muait en un véritable souverain dont l’autorité et la personne étaient inviolables ; sa mort devenait, de ce fait, synonyme de faste et d’apparat, visant à tracer un ars moriendi (ou l’art de bien mourir) royal. Majesté, deuil et espérance devaient donc être réunis dans ce théâtre de la mort royale. L’art funéraire de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècles exprimait justement un souci d’identité grandissant, visant à célébrer l’apothéose du défunt monarque. Ralph Giesey, historien et spécialiste du cérémonial et du rituel, s’est longuement intéressé aux funérailles royales, auxquelles il accordait une efficacité politique inéluctable, car elles permettaient naturellement de consolider la hiérarchie des pouvoirs dans la seigneurie.

L’ombre d’un doute

La mort de la reine Élizabeth I (1533-1603), le 24 mars 1603, marqua une grande césure dans l’histoire britannique. C’est en effet avec le décès de la " reine vierge " que s’éteignit une dynastie léonine, celle des Tudors, et une époque étincelante d’intuition, de courage et d’envergure, qui avait transformé l’Angleterre du XVIe siècle en ce titanesque empire britannique qui était rapidement parvenu à étendre sa suprématie sur les mers et les continents. Les funérailles de Sa Majesté furent un événement d’une fastuosité ostensible, comme le montrent certaines illustrations contemporaines de la procession funéraire, conservées dans un opus de la Bibliothèque nationale britannique. Cependant, bien que cette preuve picturale fournisse de nombreux détails sur l’organisation héraldique des funérailles, les ressources archivistiques renferment peu d’informations sur le cérémonial, et encore moins sur le répertoire musical sélectionné pour l’occasion.

Quelques illustrations semblent, quelque peu, suggérer la présence d’un certain aspect musical lors du cortège funèbre, notamment la présence de quatre jeunes choristes tenant des partitions d’une musique inidentifiable. Une autre photo des obsèques de la reine Élizabeth I met en évidence quatre trompettistes marchant durant la procession. Les documents précités ne peuvent toutefois confirmer, sans l’ombre d’un doute, que lesdits choristes et instrumentistes s’y sont réellement produits. L’usage des trompettes durant les cortèges funèbres en Écosse, notamment celui du Sir Thomas Otterburn de Redhall (l’avocat du roi Jacques V d’Écosse) en 1618, pourrait en apporter une preuve tangible. Les données manquent également pour mettre un terme, d’une façon claire et nette, aux spéculations quant à la musique interprétée durant le service funéraire. Il a été suggéré que l’organiste et compositeur Thomas Morley (1557-1602) aurait composé la musique des chants funéraires et qu’il est " hautement probable " qu’elle ait finalement été interprétée à cette occasion.

Les quatre choristes et les quatre gentilshommes lors du cortège funèbre d’Elizabeth I en 1603, © British Library

Grande magnificence

Le couronnement du roi Jacques VI Stuart d’Écosse (1566-1625), devenant Jacques Ier d’Angleterre, eut lieu le 25 juillet 1603 à l’abbaye de Westminster, menant ainsi à la naissance de la Grande-Bretagne de l’union de deux Couronnes. Si son intronisation fut agrémentée d’allégories raffinées, élaborées par des dramaturge anglais contemporains de William Shakespeare, comme Thomas Dekker et Ben Jonson (mais limitées à cause de l’apparition de la peste), ses funérailles ne furent pas moins luxuriantes. Compte tenu des dépenses faramineuses liées aux funérailles nobiliaires du roi (plus de trois fois supérieures à celles de son prédécesseur), John Wolffe, chercheur en histoire religieuse, avait noté que Jacques Ier et son fils Charles Ier (1600-1649) voyaient en leurs funérailles l’occasion opportune de faire démonstration de leur pouvoir. Quant à la musique interprétée pour l’occasion, on en sait également peu: le service funéraire aurait probablement suivi la musicalisation de Thomas Morley, Thomas Tomkins (1572-1656) ou John Parsons (1563-1623).

La mort du roi Jacques I en 1625

En outre, il convient de noter qu’à l’époque, John Chamberlain (1553-1628), auteur d’une série de lettres écrites en Angleterre entre 1597 et 1626, remarquables par leur valeur historique et leurs qualités littéraires, décrivit les funérailles du roi Jacques Ier comme étant " les plus grandes que l’Angleterre ait jamais connues ", avec " plus de 9.000 participants ". Néanmoins, il souligna que de nombreux bémols avait été retenus dont les plus flagrants seraient le début tardif de la procession à l’abbaye et le long sermon prononcé durant la cérémonie. Chamberlain conclut qu’en somme, " tout a été exécuté avec une grande magnificence, mais l’ordre était très confus et désordonné ". On ne peut toutefois savoir si le " désordre " dont il fait référence concernait, entre autres, la procession et l’interprétation musicales. À en juger par les compositeurs de haut calibre de l’époque et par le nombre de musiciens qui y ont participé, les funérailles de Sa Majesté semblent avoir été un événement musical prodigieux.

Portrait du roi Jacques I en 1603

Silence et chagrin

Les obsèques du roi Jacques Ier en 1625 furent les dernières funérailles royales majeures en Angleterre avant la guerre civile et l’interrègne anglais. Des références bibliographiques indiquent que les princesses Anne et Catherine, filles du nouveau roi, Charles Ier(1600-1649), étaient décédées en bas âge en 1639 et 1640, respectivement. Leurs cérémonies d’enterrement à l’abbaye de Westminster furent très probablement empreintes de sobriété; aucun programme musical pour l’office des défuntes n’aurait donc été élaboré. Par ailleurs, le règne de Charles Ier fut ponctué par des tensions et des conflits politico-militaires entre les royalistes et les parlementaires en Angleterre, conduisant à la guerre civile anglaise. Suite à la défaite du pouvoir royal en 1649, la Haute Cour de justice parlementaire avait déclaré le roi Charles Ier coupable d’avoir tenté de " maintenir en lui-même un pouvoir illimité et tyrannique de gouverner selon sa volonté, et de renverser les droits et libertés du peuple ". Il fut ainsi mené à l’échafaud le 30 janvier 1649, puis enterré dans la chapelle Saint-Georges, à Windsor, dans le cadre d’une cérémonie très discrète. L’inhumation du " roi martyr " se déroula en l’absence d’un service funèbre et certainement d’une musique funéraire. " Il avait été déposé dans le silence et le chagrin ", avait écrit le généalogiste anglais Francis Sandford (1630-1694) en 1677.

Exécution du roi Charles I en 1649, © British Library

Restauration de la monarchie

Les deux guerres civiles, entre 1642 et 1649, avaient conduit à une césure radicale dans l’histoire politique et idéologique de la Grande-Bretagne, mais elle n’a pas grandement affecté l’apparence du cérémonial royal après la restauration de la monarchie en 1660. Fils aîné du roi décapité, privé du trône d’Angleterre en 1649 puis chassé en 1651 de l’Écosse où il avait été proclamé roi en janvier de la même année, le roi Charles II (1630-1685) fut appelé à revenir et à (re)monter sur le trône anglais en 1660, après la mort du lord-protecteur Olivier Cromwell (1599-1658) des suites du paludisme en 1658. Il mourra le 6 février 1685 et fut le premier monarque à être enterré, de nouveau, à l’abbaye de Westminster depuis le roi Jacques Ier. Une panoplie de documents concernant ses funérailles existe dans les archives du Collège d’armes. L’un de ces derniers me en évidence que les obsèques de Sa Majesté " ont été célébrées de la manière la plus solennelle possible ".

Portrait du roi Charles II

Les écrits de nombreux historiens attestent qu’il s’agissait probablement d’un résumé euphémique, tentant de dissimuler certains défauts cérémoniels: la procession du palais de Westminster à l’abbaye a été peu spectaculaire, comparée aux cérémonies précédentes. Les ressources archivistiques ne font également référence à aucune trompette ou tambour et encore moins à un chœur.  Par contre, le musicien responsable des funérailles de Charles II aurait vraisemblablement été le célèbre compositeur Henry Purcell (1659-1695), alors organiste de l’abbaye de Westminster depuis 1679. Certaines preuves tangibles indiqueraient que le service funéraire fut chanté selon la musicalisation de John Parsons. De plus, il a été suggéré que l’hymne (alors incomplète) de Purcell, Hear my Prayer, aurait pu être incluse dans les funérailles de Charles II. En fait, aucun récit ne mentionne la présence d’une fanfare après la proclamation du style et des titres du défunt roi, suggérant que l’œuvre de Purcell aurait pu être interprétée, car comme la coutume l’exigeait, la proclamation devait se terminer par une invocation de la bénédiction de Dieu sur le nouveau roi.

Portrait du compositeur Henry Purcell

Glorieuse Révolution

Les funérailles du roi Charles II, en 1685, furent les dernières cérémonies funèbres royales (ou nationales) notables des neuf années suivantes. Son successeur immédiat, le roi Jacques II, s’était exilé pendant la " Glorieuse Révolution " de 1688-1689 ; aucune cérémonie religieuse royale en Angleterre n’avait donc été organisée à sa mémoire. En effet, le nouveau monarque, converti au catholicisme, ne cachait nullement sa volonté d’établir une monarchie absolutiste à l’image de celle instaurée par son cousin germain, le roi Louis XIV de France (1638-1715), et d’institutionnaliser son autocratie en affaiblissant le Parlement de Westminster.  Le despotisme du souverain, et la possibilité de l’établissement d’une dynastie catholique sur le trône anglais, avaient aussitôt mis la poudre au feu, déclenchant ainsi le processus qui allait aboutir à ladite révolution et à l’exil du roi. Il mourut le 16 septembre 1701 en France et fut inhumé dans la chapelle Saint-Edmond de l’église bénédictine à Paris. Marie II Stuart (1662-1694) et son mari Guillaume III (1650-1702) avaient ainsi été couronnés conjointement souverains d’Angleterre, le 11 avril 1689.

Couronnement du roi Jacques II d’Angleterre

Cinq ans plus tard, le 28 décembre 1694, la reine Marie II mourut de la variole et ses funérailles eurent lieu à l’abbaye de Westminster le 5 mars 1695. Il s’agissait des funérailles royales les plus grandioses depuis celles d’Elizabeth Ire et l’une des cérémonies les plus remarquables avant le XIXe siècle. La musique de ces funérailles est célèbre notamment grâce aux contributions d’Henry Purcell, et sa mise en musique de Thou knowest, Lord, l’une de ses compositions les plus connues. De plus, les obsèques de la reine Marie II constituent la première procession funéraire dont une partie de la musique instrumentale est connue. Bruce Wood, un expert de la musique anglaise du XVIIe et XVIIIe siècles, suggère que la marche funèbre de Purcell, ainsi que deux autres de James Paisible (1656-1721) et Thomas Tollet (16.. -1696) ont été exécutées. Quant aux pièces chorales, Thou knowest, Lord semble être la seule clairement liée à ces funérailles, d’après les sources bibliographiques. Le compositeur anglais Thomas Tudway (1656-1726) rapportait que l’œuvre de Purcell fut accompagnée par " des trompettes plates et lugubres ", ce qui semble être la seule preuve de l’utilisation des trompettes pendant le service.

Portrait de la reine Marie II

En somme, la mort et les funérailles de la reine Marie II demeurent un événement marquant du XVIIe siècle en Angleterre. D’une part, cette cérémonie avait fourni un terrain fertile à la composition d’une myriade de chefs-d’œuvre musicaux par Purcell, et d’autre part, elle avait donné le coup d’envoi à une série de pièces musicales commémoratives par la suite. En particulier, trois élégies ont été publiées au mois de mai de la même année comme " un dernier hommage à Marie ": Incassum et O dive custos de Purcell, et No, Lesbia, you ask in vain de John Blow (1649-1708).