Encore ! Tu ressasses encore cette guerre ! Je m’arrête, confuse de traîner notre histoire comme aveuglement de dos. Double peine. Coupable de raviver les vieilles angoisses de ceux qui l’ont connue, cette ancienne guerre. Fautive d’encombrer les jeunes d’aujourd’hui de nos drames dinosaures. D’alourdir leur présent terrible avec nos conflits passés. Je m’arrête mais le récit se poursuit.

N’es-tu pas lasse ? Il est temps de tourner la page. Comment tourner des pages sans livre ? Sinon l’écrire, m’en acquitter, écrire ce dont on ne parle pas. Je n’attrape que par bribes ces années usées d’oubli. Je m’arrête, retiens mes mots comme corps perdus dans les décombres des villes. On a tous des images de Beyrouth explosé, de Bagdad ou Damas bombardé. Ma vieille guerre n’a d’autre visage que nos têtes tacitement obsédées, que nos mémoires. Le déni. Nos yeux détournés. L’immense silence qui a remplacé l’assourdissement de ces espaces-là. Rien. Ne pas en parler. Aller de l’avant. L’injonction répétée, aveugle. Penser le passé au passé, ne plus y penser. Fermer oreilles et bouche aux voix qui nous regardent.

Me taire et écrire. Écrire la guerre comme souffle fantôme, ses bruits tapis dans nos corps. Écrire, me remettre à la langue comme prières sans adresse. Dire les précipitations dans les sous-sols, ces lieux de sécurité improvisée, fragile. Ensemble, toujours prêts à quitter lits ou tables quand les bombardements nous bousculaient. Voisins comme famille autour de vie patiente, d’odeurs de café (bouilli selon les règles, trois fois). Nos nuits partagées entre pudeur et familiarité. Les abris, les anecdotes qu’ils drainent, singulières et si communes. Drôles, tragiques ou les deux à la fois. J’entends tant d’histoires quand je ferme les yeux, je revois les émotions de ces joues qui se dépêchent de raconter, leur excitation puérile.

Pourquoi tu en parles, toi qui es partie ? Que peux-tu en dire de ta place, avec quelle légitimité ? Je m’arrête. Dix années passées dans l’immédiat de la guerre ne suffiraient pas à en être marquée. Ni par la suite, la fusion paradoxale à distance, elle moi, éperdument reliées. Ridicule filiation à des temps spectraux. Je ne demande pas d’appartenir, je suis sans choix. Je n’ai pas fui la guerre, je l’ai emportée avec moi, assimilée à ma vie, comme sillages et réflexes. J’écris pour la dire, l’écouter comme l’on se souvient des odeurs des citronniers de son enfance. L’entêtement des sens.

Encore la guerre ! Certains me le reprochent. Pour d’autres, je n’en parle pas assez. Ils voudraient comprendre toute guerre à travers mes mots. Analyser en supposant savoir, pour avoir vu des films, lu des livres. Comment parler des nuances de ces jours-là ? Le quotidien ne se réduisait pas aux bombes et à la violence. Nos vies étaient étrangement ordinaires. Cette normalité qui fait mal et rassure, on reste des humains, des vulnérables. On trouvait du temps pour dépenser, stocker, manger ; trop manger comme si le manque était nourricier quand on manquait de mourir sans raison. On se trompait de privation, mais qu’importe, il fallait tout exagérer pour compenser l’inertie. Il fallait prier beaucoup ensemble ou en relation solitaire à la foi. On mourait d’autre chose aussi, maladie ou accident. On avait le temps de séduire, aimer, de rire et grandir. La guerre nous a appris à vivre en dépit de l’adversité, à tellement chérir la vie. Sans se décourager devant les nécessaires arrangements avec le réel ; la situation l’exigeait, on s’adaptait sans cesse, se réinventait. Vivre entre gravité et superficialité. Projeter nos futurs avec audace et prudence dans ces temps de mort banalisée.

Comment peut-on clore une histoire sans en avoir compris la fin ? Quelle transmission sans se reconnaître dans l’Histoire ? Douloureuse, tragique mais réelle. Matière collective, peau comme identité. J’écris " encore " la guerre pour approcher son absolu, toucher ses limites. Sans brouillage, plus loin que les souvenirs. L’éprouver vivant en moi, par sensations et mouvements. Sortir de la passivité du soulagement qui a suivi. L’écriture contre le vide en sourdine, nous n’avions pas Facebook ni Instagram pour consigner les instants par clichés. Pour partager, alerter, indigner. De rares photos noir et blanc traînent sur Internet, vestiges de journaux qui rappellent dates et événements. J’écris, ne chronique pas. Mes mots sont nomades, je les laisse parler. Je ne saurais pas répondre au devoir de mémoire, ni ne le pourrais : j’en suis, solidaire et concernée. Ma parole ne témoigne pas. Elle est traces. Stigmates dans la peau, dans l’esprit. Rythme au cœur.

Écrire ma démesure. Cette guerre-là aussi. Comme s’il me fallait retrouver la douceur dans les gravats et la ferraille, pour pardonner malgré tout. Pour aimer l’existence, ce qu’elle a été, nos insouciances partagées. Dignité et joie, oui. Écrire pour survivre à l’horreur de maintenant.

Écrire aujourd’hui pour admettre cette vie-là, la nôtre. L’honorer. La guerre n’est objet de honte que pour ceux qui l’entretiennent. Écrire ses cieux et terres par fragments, comme on évoquerait des objets fossiles, nous qui avons grandi dans leur désordre, entre désinvolture et angoisse. Dans la douce absurdité des dualités contradictoires.

Écrire une fois pour toutes, comme on dit. Écrire sans réserve pour mieux oublier. Fermer une porte, sceller le passé sur lui-même, embrasser les jours à venir. Pauvre des mêmes obsessions.

Oui, j’écris et vous demande pardon de rester l’enfant d’une guerre. Me taire et l’écrire. Lui tourner autour, comme enfant et mère.

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