" De la musique avant toute chose ", préconisait l’écrivain et poète français Paul Verlaine dans son Art poétique. Ainsi soit-il. " Moments Sostenuto " est une chronique musicale qui tend à valoriser les ardents défenseurs de la musique, cette " brûlure du sensible sur les pas de l’ouvert ", comme le chante splendidement le poète libano-français Alain Tasso qui est lui-même, aujourd’hui, à l’honneur dans nos pages. Telle la pédale d’un piano soutenant la note d’une gamme, " Moments Sostenuto " cherche à pérenniser l’œuvre d’un compositeur, le labeur d’un musicien ou encore la passion d’un rare mélomane, dans l’obscurité de ces jours présents.

" Quelle serait la pluie d’encre entre les mains du poète? " L’intellectualisme maïeutique du poète Alain Tasso ancre l’esthétique du verbe dans un univers spéculatif qui sublime l’ineffable, à la quête de la quintessence même de l’absolu. Un lyrisme voluptueux, olympien et pourtant envoûtant suinte de sa poésie, et imprègne, de sa sève pérenne, l’ensemble de son œuvre qui propose de rendre " à l’éternité ses constellations ". Poète de l’oxymore, ses " mots-silence " défont la perfection monolithique de la langue, et érigent en dogme toute une épopée de silence volubile où la parole courante demeure chaos. Cet hésychasme poétique se pare d’un coloris mystique et prône une recherche riche mais austère de " l’aube nouvelle " où l’Humanité suivrait le chemin d’une nouvelle épiphanie post-moderne. Les poèmes d’Alain Tasso brossent un portrait sans concession de leur créateur qui refuse de plaire pour plaire, dans un monde plus que jamais déshumanisé, à la merci de l’image éphémère dominant l’être, qui cherche une identification dans le dérisoire. Alors que les doctes se complaisent, tant bien que mal, d’abréactions, ce penseur autodidacte intaille ses lettres pour " renvoyer les mots aux sources critiques du verbe ". Innovateur d’une part, chantre des valeurs perdues d’autre part, il distille, dans son art, une réflexion rigoureuse qui va à l’encontre de la " purulence d’un quotidien innommable ". Il bénéficie d’une place privilégiée dans les bibliothèques les plus prestigieuses, à l’instar de la Bibliothèque nationale autrichienne (au cœur du palais du Hofburg de Vienne), la Bibliothèque royale de Belgique et la Bibliothèque nationale de France, où ses opus sont soigneusement préservés, notamment dans les départements des manuscrits rares et des réserves précieuses.

Antiquaire, journaliste, peintre, poète, critique, mélomane, esthète, vous êtes polyvalent, mais avant toute chose autodidacte, tels André Malraux, Rabindranath Tagore, Thomas Edison, ou encore Karl Marx. Dans un monde rongé par le conformisme, a-t-il été facile de frayer votre voie?

Rien n’est aisé, comme vous pouvez l’imaginer, surtout lorsqu’il s’agit de travailler avec sincérité pour créer des images propres. Avec le temps, l’éventail de mes intérêts exige plus de maturité, de prudence, dans un genre de travail qui vise l’essentiel. La voie que je me suis tracée n’a nullement été une drève ni, d’un autre côté, un chemin de ronces. Le plus important c’est de savoir jongler, afin de densifier un maximum son labeur, offrir le meilleur et l’inédit, en s’affranchissant des débuts où l’œuvre se cherche et se recherche. C’est un cheminement où il s’agit de gravir les marches, l’une après l’autre, avec minutie; il propose une liberté, un choix autonome en vue de créer mes propres polysémies, mes concrétions personnelles, le tout voué à l’ouvert qui regarde l’horizon.

Leporello signé Alain Tasso. © Alain Tasso

Vos écrits et vos interventions peuvent à juste titre être considérés comme ayant une valeur prémonitoire. Vous avez, en effet, présagé, depuis 2011, l’émergence de " nouvelles maladies écrasant la planète entière ", de " nouvelles guerres ", et de " nombreux problèmes qui surgissent dans un pays jusqu’à le mener bientôt à des lendemains dramatiques ", entre autres dans une conférence universitaire, publiée dans l’essai " Encore ce peu d’images malgré tout ". Des guerres fratricides à l’aggravation des inégalités, le monde est dans la tourmente. Quel est, aujourd’hui, votre regard de penseur à cet égard? 

En prenant du recul sur le quotidien, et en regardant le monde, on peut déceler énormément de phénomènes. Il s’agit de savoir lire les événements sans à priori, de les réfléchir et de les rapprocher, un peu, beaucoup, ou pas. À partir de là, on arrive à découvrir le cheminement de ce qui a été réservé à l’homme, lui-même occupé par ce qu’on lui a créé, à travers la technologie avancée qui, au demeurant, possède un côté intéressant et utile, nul doute à cet égard. Il s’agit de ne pas s’y asservir, comme cela se fait. Or, l’homme moderne est complètement engoncé dans ce qu’on lui impose, ne pouvant ni ne voulant plus réfléchir. En Occident par exemple, nous tournons actuellement, à contre-courant, au détriment des valeurs séculaires et intrinsèques, je veux signifier les particularités propres à chaque pays, sa culture vernaculaire qu’il faut absolument réduire. Le monde va mal, il semble se diriger vers une déflagration généralisée et inévitable.

Promouvoir de nouvelles cultures est sans aucun doute un enrichissement comme il est intéressant de s’ouvrir à l’autre, dans une époque d’échanges multiples. Cependant, ceci ne peut ni ne doit remplacer la culture propre à un pays donné. Les cultures, coutumes et traditions européennes se sont érigées solidement à travers le temps. Elles font également partie du quotidien. On ne peut nullement en faire un face à face avec les nouvelles cultures d’accueil venues d’ailleurs, en les mettant au même degré d’importance, ou encore au même pied d’égalité, pour justifier telle situation ou telle autre… C’est complètement aberrant. Bien évidemment, au détriment des valeurs propres, de tout ce qu’un pays a bâti durant de nombreux siècles.

Encre et poème d’Alain Tasso. © Alain Tasso

Vous osez la solitude féconde dans " le silence volubile qu’est le silence ", comme vous le décrivez dans votre recueil Assomption d’une autre saison (2005), d’où votre intérêt pour les oxymores. Dans un monde de connexion, inondé d’images, de sons, de chaos, que cherchez-vous à entendre et à communiquer, lorsque rien ne se fait presque plus entendre, pour reprendre les mots de l’historien du sensible Alain Corbin?

Le silence est ce quelque chose de si précieux, aujourd’hui, plus que jamais. Il n’est jamais silencieux et permet de scander l’émotion, de faire chanter le tissu sensible du monde, du moins ce qui en reste, lorsqu’on veut l’effleurer et l’entendre. Oui, on peut regarder, toucher et entendre le silence. Concernant mes oxymores, ils naissent en silence, dans un silence volubile, car il y a dans le silence un monde d’incantations et de découvertes révolutionnaires. Ils sont particulièrement dédiés au silence révélateur de celui ou de celle qui les accueille. De nos jours, les images de consommation directe inondent l’espace, plus de particularité inédite, de moments privilégiés avec lesquels on peut voyager loin. Dès que vous rencontrez une image, vous avez à peine le temps de lui faire un clin d’œil que d’autres images éphémères vous attendent sur votre chemin balisé, et cela continue ainsi.

Que rechercherais-je à entendre encore, à voir et puis à communiquer sincèrement, en silences ? Tout simplement le bruissement de la neige qui est l’eau de la vie, le coassement d’une grenouille, l’oratorio d’une rivière au milieu des sapins érigés vers la transcendance. Je suis assoiffé de voir (puisqu’on ne voit plus, on revoit sans cesse…), de communiquer sans cesse avec la nature agressée qui, sans elle, rien ne sera plus. La neige est par exemple l’un des thèmes privilégiés dans ma poésie. Regarder la montagne qui parle au ciel ouaté, apprendre à gravir les terrasses inondées de fleurs et d’intimes de jolies choses, C’est pour moi une joie ineffable, l’émotion factuelle, sans arrêt ! N’est-ce pas antinomique à notre vulgaire quotidien suranné? Nul ressentiment dans ce que je viens de vous élucider, mais un regard profond qui décrit la réalité qu’on cherche à ne pas voir.

Encre sans titre d’Alain Tasso. © Alain Tasso

Dans une somme qui vous est consacrée aux éditions de la Revue Phénicienne, le grand critique Joseph Tarrab et, dans une très longue et magnifique préface ayant trait à vos colophons, dit de votre œuvre, en prenant pour exemple votre recueil " Brisants comme dictame d’un monde trépassé ": " Il parvient, en dix brefs poèmes, à quintessencier encore la quintessence de ses thèmes, chaque mot, ici, évoquant dans l’esprit du lecteur familier de sa poésie tout un ensemble d’images, d’idées et d’émotions… ". Que cherchez-vous à transmettre dans vos colophons, surtout que vous êtes l’une des rares plumes de par le monde à travailler cette page?

Comme vous le savez, la page du colophon, principalement à la fin de l’ouvrage, informe essentiellement sur son côté technique, l’imprimeur, l’année d’impression, quelques fois le genre de lettres utilisé ou le nombre d’exemplaires. Cette page termine un livre. Il s’avère que peu d’écrivains y prêtent une autre attention. Or, dans ce genre d’écriture poétique, le ciselage du colophon semble fondamental. Il donne une continuité fertile au recueil. Il le laisse grand ouvert, il refuse de le fermer, en l’étalant comme un volumen qui n’a de cesse de se dévoiler, en se déroulant à l’infini.

Il y a du ludique dans ce travail. L’intérêt est de savoir jouer dans les sentes inédites créatives. Dans mes colophons, les petits textes sont essentiels et très denses. Ils naissent de longs moments de réflexions; ils imposent d’autres lectures afin de se repaître, d’effleurer l’absolu. Ils inaugurent de nouvelles pistes, et proposent la possibilité de les étoffer à volonté. Souvent la chute est composée de quelques mots-idée, jetés au gré de l’océan, dans la langue qui me parle à ce moment-là, comme " nacht und träume" , " visibilium invisibilium " ou encore " oratorio post hominis mortem" … et que j’offre à une lecture profonde, comme si c’était un livre entier entre les mains.

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