De cette crise existentielle que nous traversons, avec son lot de décrépitude, de médiocrité et de misère, l’histoire retiendra aussi et surtout l’extraordinaire créativité des Libanais. Survivre, mais aussi créer, innover et partager. En cet automne où le soleil résiste, des bouffées d’air chaleureuses et salutaires nous ont fait secouer, redresser la tête et aller avec espoir à la rencontre de ces initiatives culturelles et artistiques bienvenues. Quand Dostoïevski dit que "l’art sauvera le monde", il aurait peut-être anticipé cette triste ère où la violence part dans tous les sens, sans but et sans gouvernail.

L’art en effet, cette "activité qui s’adresse aux sens, aux émotions, aux intuitions et à l’intellect" d’après sa définition, est devenu aujourd’hui, avec la culture dans tous ses domaines, le refuge ultime pour élever les consciences et se mettre ainsi un peu à l’abri de la noirceur. Et il devrait être la soupape de tous, dans ce monde où les inégalités sociales se creusent comme le plus profond des fossés.

Sur une idée de Riad Obegi, président du Conseil d’administration de la banque Bemo, le projet Rotating Art lancé en mai 2022 est parti d’un constat altruiste: pourquoi garder pour soi les œuvres d’art quand on peut partager leur beauté et leur sensibilité avec le plus grand nombre? Mais loin de se ranger dans une exposition temporaire, la collection de la banque allait se promener dans d’autres intérieurs, illuminer d’autres lieux et attirer d’autres regards. C’est ainsi que les "friends of Rotating art" et à la suite d’un tirage au sort mensuel, accueilleront chez eux, et durant un mois, une œuvre artistique "voyageuse". Il suffit de s’inscrire et de faire une place à un tableau, une sculpture, un objet, d’artistes connus ou moins connus, mais dont le talent ne peut que transcender les espaces. L’engouement est au rendez-vous et de la collection de la banque, le projet s’est étendu à d’autres œuvres proposées directement par des artistes et même par les enfants autistes de Sesobel.

Une façon originale d’encourager les artistes, mais aussi d’établir une relation d’amour et de réconciliation avec l’art puisqu’il devient à la portée de tout un chacun dans un rapprochement salutaire.En retour et pour perpétuer la connexion, prendre une photo de l’œuvre dans son chez-soi, la renvoyer à la banque et attendre les résultats du concours de la plus belle photo. Ou également en parler comme l’a fait si bien dans son blog "Lire sous les arcades" Nevine Hage Chahine qui a accueilli chez elle un tableau de Tom Young. En voici des extraits: " Madame Hage Chahine… Vous avez gagné un tableau " … Là, cela devenait ubuesque. Au bout du fil, Jocelyne qui m’explique que c’était mon tour de garder chez moi tout un mois un tableau. J’ai ri… C’était de plus en plus ubuesque. L’utopie de mon cher Riad prenait corps. J’avais été enthousiasmée par son idée, mais cela n’était pour moi qu’une utopie. Possible ailleurs. Dans une autre vie, un autre pays, mais pas au Liban. Le principe est simple. Faire tourner des œuvres d’art chez des particuliers. L’artiste confie son œuvre à la banque qui la prête aux adhérents du programme Rotating-Art de la Bemo et là c’était mon tour… Au matin le Sanine en face de moi semblait sourire. J’avais chez moi un petit bout de ce géant.

Mon tableau m’offrait la face de mon enfance. Le Sanine surplombant Beyrouth face à la mer. À l’horizon mon aujourd’hui. Le Sanine ombre tutélaire du Liban qui semble veiller sur Zahlé et sur chacun de ces villages des marches du pays. Alors je me suis amusée à faire poser mon tableau devant le Sanine ou face à lui… Je lui ai présenté nos livres. Du moins ceux sortis des cartons. Et puis il a été trôner sur l’un de nos bureaux comme sur une oasis d’ordre et de sérénité… Dans quelques jours le tableau sera de nouveau mis en jeu. Il apportera alors cette étrange sérénité qui se dégage de cette vue en demi-teinte de Beyrouth voilée – de brume ou de larmes – avec la lumière du Sanine tout au fond."

Après une exposition prévue à Notre-Dame de Jamhour en décembre prochain, les œuvres de Rotating Art ont envie d’aller investir les murs d’autres écoles, d’autres institutions, des orphelinats et des hôpitaux, comme pour confirmer les mots de Victor Hugo: "En art, point de frontières."

Cela pourrait être cela la devise de Riad Obegi, mais cela pourrait être aussi ces mots de Pirandello " L’art venge la vie " quand les œuvres blessées par l’explosion du 4 août ont partagé leurs cicatrices. L’exposition L’art Blessé, soutenue par la Banque Bemo et dirigée par Jean-Louis Mainguy a dévoilé en décembre 2020, quelques mois après la tragédie, et à la Fondation Audi, toute la portée illimitée de l’art. Oui des œuvres d’art " meurtries " peuvent sublimer le traumatisme, transcender leur destin et aussi continuer à vivre et à palpiter quand tout paraissait fini et éteint. La leçon est belle, puissante et salutaire. L’exposition s’est ensuite transportée à Saïda et devait par la suite atteindre Tripoli mais cela ne s’est pas encore fait pour des raisons de logistique. En attente donc, parce que le Liban tout entier a subi l’énorme traumatisme du cataclysme qui a touché Beyrouth et que le Liban tout entier a besoin de guérir ses blessures.

Dans un autre registre, la banque Bemo a lancé dès l’année dernière Back to our Cedar roots, une initiative visant à tisser un lien, et quel lien, avec la diaspora libanaise. L’idée est de s’adresser à tous ceux à l’étranger qui sont nés d’une mère libanaise mais qui, pour des raisons archaïques nous sommes d’accord, n’ont pas droit à la nationalité libanaise. En leur nom, un cèdre sera planté au Liban, sur la terre de leurs ancêtres, comme pour dire que les liens de sang sont indélébiles, loi ou pas loi. Si l’année dernière plus de 100 cèdres ont été plantés le 22 novembre, cette année et avec la collaboration du Rotary, 10 452 cèdres seront enracinés en terre libanaise. Tout un symbole et en même temps un pied de nez à un système obsolète et dont nous n’attendons plus rien. C’est cela la résistance.