Les livres sont remparts, objets avant tout. Matière. Leurs couvertures rigides, plus ou moins. Des couleurs, un poids. Texture comme peau. Leurs feuilles qui claquent sous les doigts. Je construis des murets de livres, mes frères érigent leur tente dans le jardin (dans quelques années nous aurons les barricades des militaires sur les routes du pays). La fenêtre est toujours ouverte, il fait chaud à Beyrouth. Et humide. Surtout dans la chambre, mes habits collent à ma peau. Du coton pourtant, ma mère le précise aux voisines: je ne les habille jamais en polyester. Drôle de mot que "polyester". Un mot français. Je sais, parce que le p n’existe pas en arabe. Suffit d’essayer de l’écrire en arabe pour savoir si un mot est français. Dans ce mélange constant des deux langues, il m’a fallu trouver une règle, une voie. Pour le plaisir de me situer, comme jeu déjà avec les mots, lettres et gammes. On comprend vite que notre langue orale est comme troisième langue: arabe, anglais ou français quelle importance, sa seule contrainte est de nous exprimer. Se faire entendre, exagérer, émouvoir, s’énerver, nuancer… dans l’immédiat de toute conversation.

J’entends les cris de guerre, les disputes des garçons, pendant que j’apprends à être une fille. C’est-à-dire un enfant qui ne se salit pas, ne se bat pas, ne dit pas de gros mots, fait attention à sa robe. Elles sont toutes alertes à nous rappeler que nous sommes des filles. Range la vaisselle, ramasse les culottes de tes frères, souris aux grands, sois gentille avec tes camarades. Comment devenir une fille? On pourrait écrire un livre comme manuel de recettes, la couverture serait rose et soyeuse, les feuilles souples. Il ne parlera pas du devenir femme, c’est une autre histoire, j’évite d’y penser. Je rumine ces idées, m’énerve seule, silencieuse, pendant que mes frères s’amusent dehors.

Je pourrais pleurer, on a le droit quand on est une fille. Je ne le fais pas, je ne saurais pas répondre à maman, pas de mots pour décrire l’émotion, cet impalpable soi. Puis par peur d’être moquée: évoquer l’injustice pour si peu, quand des pays meurent de faim. Retenir les larmes, sans territoire de douleur à montrer sur le corps. Les éclats de leur voix ne laissent pas de trace visible. Mes pensées ne marquent pas ma chair. J’ai mal, je n’en ai pas les preuves. Je fixe les paragraphes comme ilots vagues, je lis de manière décousue, impossible de me concentrer, comme si chaque vide entre les mots me chassait du texte, me propulsait dans le début d’une nouvelle rêverie. Puis je reviens à la page. Je regarde les lignes, les mots, comme on regarde une image ou un miroir. Les minutes sont longues. C’est comme lire et faire semblant de lire. Comme vivre.

Mes frères jouent au foot maintenant. Je ne bouge pas, l’attention rivée à la porte. J’attends le moment où la tête de ma mère s’en détachera, où son sourire me couvrira de sa bénédiction. Une bulle de coton. Sa douceur. "Ah, tu lis…" Puis elle sortira, fière. Je l’entendrai dire à mes frères de ne pas crier si fort. Vous dérangez votre sœur ! Je marquerai un point de plus derrière ma façade de livres. À chaque page que je tourne pour une autre. Un point de plus, il m’éloigne de mes frères. Un peu plus tous les jours depuis que je dois grandir comme fille. Délaisser nos jeux de ballon. Nos joies bruyantes et désordonnées. Oublier nos bagarres, les couleurs qu’elles tracent sur les corps, le picotement d’une blessure, le sang sur la peau… des jeux de garçons, toi tu es une fille. Je suis une fille qui lit derrière des barricades de livres-objets. Je suis une fille mais pas complètement, j’ai trouvé comment éviter les poupées. Grandir fille, par négation.

Elle ne savait pas qu’elle écrivait déjà. Qu’elle écrit depuis. Elle dit "j’ai toujours écrit". Sans plus de précision, sans situer ces moments fondateurs où elle s’est prise en main, littéralement avec ces stylos à l’encre odorante, les bics secs plus tard. Il lui a fallu affûter ses armes de fille, forger son terrain de combat puisque les tournois avec les frères s’étaient arrêtés. Désormais accompagnée de livres, mais aussi de cahiers à spirale. Hanter les questions de vie autrement qu’en injonctions de quotidien; comprendre avec son corps, dans ses relations à autrui, la fille qu’elle était, l’humaine qu’elle voulait devenir. Écrire, tourner autour sans jamais épuiser ces dialogues. Prenant soin de ne pas trahir sa mère, scrupuleuse d’honorer transmission et filiation. Écrire néanmoins pour secouer les étiquettes, désamorcer les critères de formes. Écrire pour s’affranchir des caricatures du genre. Aimer sa féminité avec et pour ses paradoxes.

Elle répond "tout le monde écrit". On apprend à écrire à la maternelle et on ne s’arrête pas. Avant, elle n’en parlait pas. C’était plus facile, l’effort était dans l’instant de l’écriture, dans la justesse de l’expression. Elle ne se préoccupait pas de littérature, elle "faisait des textes". Poésie, philosophie, aphorismes (ce mot qui en jette) ou rien, qu’importe. Il s’agissait de saisir l’instant, d’honorer ou désavouer le réel. Que l’instant soit saisissement de langue aussi.

Il lui arrive de ressortir ses anciens carnets, mots et phrases. Des écrits au hasard, sans projet défini. Une conversation autre, comme caisse de résonance de ses voix multiples, paroles retenues des filles, discours des adultes, certains cris cachés. Elle n’est jamais seule avec ces feuilles entre les mains. La fenêtre n’est pas ouverte sur un jardin où joueraient des frères; une mère ne risque pas de rentrer dans la chambre. Mais elle n’est pas seule. L’exigence s’est déplacée, les attentes, siennes. Le rapport à l’autre, le lien à soi: désormais écriture. Ne sera plus seule, un lecteur leste chaque mot. Le vide entre, devenu retrait essentiel. Patience. Les mots sont là, pesants. Présents. L’instant n’est plus temps linéaire. Ivresse de l’impossible continuité. L’écriture, l’enjeu vie.

Gracia Bejjani

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