C’est comme une évidence que la thématique des fleurs soit celle de la Biennale des arts de Nice. Ville-jardin, Nice a su préserver son identité historique si l’on songe au jardin Albert Ier, à celui du château de la colline qui surplombe la mer ou encore aux jardins fleuris encerclant villas, musées ou cathédrales, corroborant ce que le poète Théodore de Banville nomme "la campagne dans la ville". En témoignent les onze musées de la ville qui ont exploré, à travers leurs œuvres, les symboliques de la fleur allant de la fragilité à la puissance, dont le Musée d’art naïf Anatole Jakovsky au titre surprenant, "Les Fleurs du Mâle".

Après avoir franchi le portail en fer forgé du musée, on longe un immense jardin botanique où se mêlent plantes et fleurs odorantes et où se dressent non pas des nains de jardin, mais des personnages géants que l’on croirait tout droit sortis d’un conte de fées. On est debout, devant la façade Belle époque couleur ocre du château Sainte-Hélène, passé entre les mains de plusieurs propriétaires avant d’être racheté par la ville de Nice. Il abrite, depuis 1982, le musée d’art naïf auquel le collectionneur et écrivain Anatole Jakovsky a fait donation de sa collection de peintures, sculptures, dessins et affiches provenant d’artistes divers, et dont le portrait peint par Eva Lallement en fait partie.

Quand on l’interroge sur le jeu de mots du thème "Fleurs du Mâle", la directrice du musée, Frédérique Olivier-Ghauri, parle de l’ambivalence du thème qui recouvre les espaces liant intérieur et extérieur, réel et virtuel, art naïf, brut et singulier mais aussi art contemporain. "Il y a trois axes. Devant l’entrée du musée, un herbier vivant reproduit les floraisons observées dans une douzaine d’œuvres de l’exposition grâce à un partenariat avec le service des espaces verts. C’est donc le lien intérieur/extérieur." Au rez-de-chaussée, on célèbre les quarante ans d’existence du musée en exposant des œuvres, toutes catégories confondues, de la collection de Jakovsky. "Le second axe est de raconter une histoire, celle des fleurs de Jakovsky, du musée et de sa collection: pièces de mobilier, objets d’art populaire, documents et œuvres graphiques et picturales d’artistes dans l’art naïf comme singulier, comme sujet principal ou sous forme de motif ornemental."

À l’étage, Élodie Antoine, commissaire d’exposition, fait dialoguer des artistes contemporains et une sélection d’œuvres de la collection Jakovsky pour aller au-delà de la connotation première de la fleur et traiter des enjeux politiques et sociaux. Chacune des salles traduit un rapport possible aux fleurs. La toile de Raymond Riec-Jestin intitulée Baiser d’oiseaux (1960) où "fleurs et végétation rivalisent de vitalité faisant de cette nature un espace impénétrable" est saisissante. "Les paysages fantasmés de Riec-Jestin ne sont pas sans évoquer les jungles de son aîné, le Douanier Rousseau." Un dialogue se noue avec le paysage magnétique de John Mc Allister, Algow sultry laze no less (2022), inspiré par la topographie de Nice et transmettant son sentiment de la nature à travers des couleurs chaudes et froides, "alors que le foisonnement de la végétation évoque la naissance du printemps. D’où une double temporalité du paysage."

Dans les années soixante, le mouvement "Peace and Love" arborait des fleurs à connotation érotique. La fleur, désormais symbole de libération sexuelle mais aussi de paix, est ce qu’on appelle "Flower power", nourrissant les débats sociétaux. L’œuvre photographique fascinante de Nobuyoshi Araki Sans titre (1998) s’est construite en réaction aux tabous de la société japonaise. "La série des Vaginal Flowers est une réponse poétique à l’interdiction par la censure de représenter les parties génitales et les poils pubiens dans la photographie et au cinéma. Ces fleurs énigmatiques et impudiques exhibent des organes ambigus, tout à la fois féminins et masculins. Elles sont l’expression du désir féminin que Freud qualifie de continent noir."

L’artiste Ghada Amer va plus loin en installant sur la terrasse des Cactus painting (2002) inspirés du livre de Jakovsky écrit en 1965 autour des cactus. Elle propose quelque 1600 cactus phalliques et succulentes vaginales disposés en carré. "Il y a derrière cette œuvre-jardin une critique de l’histoire de la peinture faite d’artistes blancs masculins et anglo-saxons ayant exclu les femmes. À partir de l’Hommage au carré de Josef Albers, emblème de l’abstraction américaine, Ghada Amer établit une égalité hommes/femmes."

Au gré de la visite, l’on est captivé par un buste féminin ou Odore di Femmina (2019) qui trône dans l’une des salles, sur un biscuit de porcelaine chamottée de Sèvres, de Johan Creten. Inspiré du Don Giovanni de Mozart lorsqu’il sent la présence de Donna Elvira avant de l’avoir vue, l’artiste a recouvert de boutons de roses blanches le corps de la femme. "Il associe dans un même mouvement l’idée d’une odeur du féminin, le parfum envoûtant des roses et le pouvoir de la séduction."

Dans sa volonté de dépeindre l’horreur de la guerre israélo-palestinienne, Noël Dolla associe sa série Sniper à un événement historique, le déplacement de l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem le 14 mai 2018 qui déclencha des protestations violemment réprimées par l’armée israélienne, entraînant la mort de plus de cinquante manifestants. "La peinture fraîche est pulvérisée à l’aide d’un outil à air comprimé, écho tragique à la violence du tir d’un sniper. L’impact de l’air laisse apparaître une corolle colorée. Autant de possibles sublimations des fleurs du mal." La fleur est aussi synonyme de déracinement, d’exil et d’errance dans l’œuvre de Josef Dadoune Lost roots/Lost memory/We new (2017), et cependant, il reste la possibilité d’une reconstruction à travers les autres.