Détourne de moi tes yeux, car je suis obscurcie par le soleil (titre emprunté à un passage du Cantique des cantiques) est un film de 65 minutes que Marwan Moujaes tourne en 2017, à la frontière du Sud-Liban. Il y est question d’un mariage, comme on en voit beaucoup au Liban, dans la pure tradition du pays. Moujaes se saisit du prétexte de ce mariage afin de filmer les paysages alentours, ceux que l’on voit au deuxième plan, c’est-à-dire les paysages frontaliers que, pour des raisons militaires, il est interdit de filmer sans autorisation officielle des pouvoirs en place. Protégé par le cadre familial et festif dans lequel il évolue durant toute une journée, il parvient donc à effectuer ce travail impossible à exécuter autrement.

Cette région hautement surveillée l’est pour de multiples raisons, la plus évidente étant celle de la menace permanente d’une nouvelle guerre avec Israël. La série de conflits, d’invasions et d’occupations qui jalonnent l’histoire des deux pays, de part et d’autre de la frontière ainsi que la découverte de plusieurs postes de surveillance opérant à partir du Sud ont rendu légitime, aux yeux de la majorité des habitants, le maintien d’un état d’urgence strict et permanent.Concrètement donc, au sud du Liban, tous les actes de la vie quotidienne sont surveillés.

Les images de cette partie du Liban sont, par voie de conséquence, assez peu disponibles. Il n’existe quasiment que des images de propagande militaire ou politique, ou d’autres, stéréotypées, de villages en ruines et de colonnes de fumée sur des collines lointaines. Tout cela a pour effet d’occulter la réalité des lieux et des paysages du Sud. Tout en rendant visible l’inaccessible et en restituant à ces paysages leur disponibilité, Moujaes parvient donc à transgresser l’interdit dont ils font l’objet et à contourner la dimension panoptique qui, de fait, sous-tend son travail.

Imaginé par Jeremy Bentham à la fin du XVIIIe siècle à destination des espaces carcéraux, le panoptique, constitué d’une tour centrale de surveillance autour de laquelle se déploient des cellules, est un dispositif spatial qui permet d’assurer une surveillance totale et continue des détenus depuis la tour centrale sans que le surveillant ne soit lui-même visible depuis les cellules. Il s’agit donc concrètement d’un organe de surveillance qui, faisant peser sur les détenus le poids d’une surveillance continue, même lorsque celle-ci n’est pas exercée, doit amener le détenu à intérioriser la surveillance.

Popularisé par les travaux de Michel Foucault pour qui "l’effet majeur du Panoptique [consiste à] induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir" (Surveiller et punir, Gallimard, 1993 [1975], p. 234), le panoptique est dès lors emblématique d’un mode d’exercice du pouvoir que Michel Foucault qualifie de "disciplinaire" et qui se conçoit comme une "technologie politique" permettant de "perfectionner l’exercice du pouvoir" (ibid., p. 240).

Techniquement, le travail de Marwan Moujaes consiste, grâce à un travail continu de mise au point, à modifier la profondeur de champ de la caméra durant tout le tournage de telle sorte que les paysages lointains deviennent nets tandis que les scènes qui sont au premier plan, c’est-à-dire les images du mariage, deviennent floues, rompant ainsi, selon une logique inversée, la convention cinématographique de la profondeur de champ. De la sorte, les paysages du sud du Liban, tels qu’ils sont observés au-delà des femmes, des hommes et des enfants qui dansent, chantent ou défilent sont des paysages qui ne sont pas seulement situés dans un espace en arrière-plan du mariage, mais également dans le temps parallèle à celui-ci.

Aussi, depuis la voiture, dans le convoi qui va vers la maison de la mariée, il filme la vaste vallée de Khiam. Sur la terrasse de la maison de la mariée, derrière des hommes en costume, est parfaitement visible une très haute antenne de fréquence radio rouge et blanche dominant une colonie israélienne. Cette dernière est facilement reconnaissable grâce à ses maisons blanches à toitures en briques rouges identiques. Une voiture grise traverse une route creusée dans la montagne, mais il est difficile de savoir à quel côté de la frontière elle appartient, car il est également difficile de voir la frontière physique. Et c’est au fond de cela qu’il s’agit dans le film de Moujaes: d’une expérience des limites.

C’est dans cette esthétique du détournement que s’inscrit plus largement la démarche de Moujaes, une esthétique présente dans le titre d’abord, car "Détourne de moi tes yeux" est au final un titre polysémique: est-ce une injonction adressée à celui qui regarde, à savoir l’artiste, regardeur regardé, ou est-ce une injonction de l’artiste dont le pouvoir se substitue à celui de par qui l’interdit arrive? Ou est-ce encore une injonction de Sulamite qui, dans le sixième verset du premier chapitre du Cantique des cantiques, demande à Salomon de détourner d’elle son regard? Quoi qu’il en soit, il permet aussi de jouer sur la polysémie du verbe détourner (détourner les yeux, détourner le sens, détourner le pouvoir). Un travail certes subversif comme l’est assez généralement le travail de Marwan Moujaes et qui est à l’œuvre dans ses projets artistiques sur le Mont Hermon ou le cimetière juif de Beyrouth, pour ne citer que ceux-là.

Marwan Moujaes est artiste et maître de conférences à la faculté des arts de l’Université de Strasbourg. Il est docteur en art et sciences de l’art de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et détient un master en création et plasticités contemporaines de Paris 1, un diplôme national supérieur d’expression plastique de l’ESAD de Valenciennes et un master en peinture de l’Université libanaise de Beyrouth. Il a été artiste en résidence à la Van Eyck Academie à Maastricht, à la Villa Empain à Bruxelles, au Prendendo Tempo à Collemachia, au Tingshus à Gamleby. Son travail artistique a été exposé au Bonnefanten Museum à Maastricht, à la Villa Empain à Bruxelles, au musée Nicolas Sursock à Beyrouth, à la Fondazione Baruchello à Rome, au SALTS à Bâle, au Centre d’art contemporain de Vénissieux, à La Halle à Pont en Royans … Il a reçu le prix du public au Prix Sciences-Po pour l’art contemporain et le Prix de résidence de la fondation Boghossian.

Visible jusqu’au 21 janvier 2023 à La Galerie, Centre d’art contemporain de Noisy-Le-Sec, dans le cadre du Festival fu film franco-arabe de Noisy-Le-Sec, sur un commissariat de Marc Bembekoff.

Et bientôt Un homme sans histoires au Shed, du dimanche 27 novembre 2022 au dimanche 15 janvier 2023, sur un commissariat de Julie Faitot.

Nayla Tamraz
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