La poussière protège et préserve la boîte. Premier réflexe: abandonner, distraire mon attention. J’aurais pu laisser ces mystères dans leurs ombres, la morale aurait retenu mes doigts, s’il s’agissait de fouiner dans les secrets d’un étranger. Mais je suis en retrouvailles. Une boîte d’enfance, jadis remplie par mes mains, mon imaginaire. Qu’est-ce qui m’était si essentiel, petite? Si précieux ou si honteux. Enfoui, clef jetée, illusoire sentiment d’invincibilité. Comme s’il suffisait d’une clef pour s’enfermer, se protéger. Quelle urgence rassemble ces objets pour que ma logique enfantine les enferme en une même tombe. Un besoin plus profond que la curiosité m’anime. Me tétanise.

Sans décider du geste que je déroule, je vois mes doigts tracer des sillons sur la surface poussiéreuse. Amorces de caresses comme pour éveiller la peau de la boîte, la préparer à s’ouvrir. Reprendre en douceur contact avec ce passé qui résiste. Viatique pour des souvenirs voilés par un fantôme plus coriace: le temps. Je n’attends rien d’important, babioles d’enfant sûrement. Mais tels des échos, ils me relieraient à cette part de moi qui s’éloigne, s’effiloche.

Je retarde le moment. Ni dégoût de traces sur les doigts, ni pensées, mais profonde tristesse à tâtonner, accrochée à l’espoir, ce faux ami qui clame l’impuissance. Compter sur les déclics, la magie des déclics contre l’oubli. J’ai quitté sans m’encombrer de souvenirs, il s’agissait d’avancer légère. Regarder devant, pour ne pas m’enliser dans l’incompréhensible de la guerre; en avant, malgré tout. Dans la confusion de la peur irrationnelle, tous les souvenirs ont été relégués au même point: poids morts qui empêchent. Renoncer à la grâce de l’évocation, me refuser toute nostalgie.

Eut-il fallu vivre au temps présent en temps de guerre? Nous ne faisions que ça, mais avec un foulard sur les yeux, des bouchons dans les oreilles et sur le nez, la peau anesthésiée… Nous ne faisions que ça, les regards braqués sur l’idée de l’avenir pour tenir parmi des pertes étouffées. Dix, vingt, trente ans… plus tard, ces bouts de passé se confondent, masse d’années. Le flou de l’avant-guerre.

Absorbée par ces images, je finis par baisser la garde. Et comme par transparence, l’intérieur de la boîte m’apparaît sans que je ne n’aie besoin de l’ouvrir, et sans doute aucun. Je me souviens, je vois à travers l’opacité du temps la gomme jadis odorante et souple, les figurines de personnages d’Astérix et Obélix, un ruban bleu, la boussole depuis toujours déboussolée, la peinture dont j’étais si fière, un poème écrit en tout petit pour échapper aux curieux… qu’est-ce qui a résisté aux années, au mouvement?

La gomme se serait durcie, aurait perdu cette odeur fruitée dont je me shootais jusqu’à l’écœurement. Les personnages des bandes dessinées se confondraient sans la précision des traits, avec le temps, érodés. Le ruban bleu, probablement effiloché aujourd’hui. La boussole se serait figée dans une position unique, pour indiquer quel lieu? Ma fierté d’artiste en herbe ne survivrait pas à l’affadissement des couleurs. Les mots du poème auraient fini par s’effacer, sans résonance possible.

Je n’ai pas besoin de vérifier, la boîte a perdu toute importance. Comme ces plats qui nous ravissent en pays étranger et dont nous peinons à retrouver les saveurs quand de retour chez soi nous déballons le colis ramené dans le désir de raviver la magie gustative.

Comme tout support de nostalgie, la boîte inerte entre mes mains opère par déplacements. Analogie, contraste… le passé se met à me suggérer l’avenir, à me le chuchoter au nez. Dans combien d’années serai-je à l’image de cette gomme affadie, aux gestes vains? Suis-je déjà comme ces figurines sans la singularité qui personnalisen? Une forme parmi les formes.

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