Une très grande figure de la lutte pour les droits de la femme au Liban vient de s’éteindre. Travaillant avec acharnement et dans l’ombre, celle qui n’a pas eu peur de descendre dans la rue, de prendre des avions pour militer pour ses consœurs, qui a été présidente de la Ligue des droits de la femme dès 1978, puis présidente du Conseil de la femme libanaise de 1996 à 2000, est morte à l’âge vénérable de 97 ans, après une vie entière de militantisme actif et lucide.

Elle faisait partie de mon panel de personnes du troisième âge que j’avais interviewées dans mon ouvrage Kibarouna, Dialogues avec nos aînés, paru en 2012, aux (ex) éditions Tamyras, celles qui resteront à jamais des figures phares dans l’édification du Liban.

"Ce n’est pas la force physique, la promptitude, l’agilité du corps qui font de grandes choses, c’est l’expérience des affaires, l’autorité qu’on a su prendre, la justesse des opinions qu’on soutient; or, loin d’être privée de pareils avantages, la vieillesse les possède à un plus haut degré."

Cicéron, op.cit.

Au téléphone, elle est précise. Expéditive, mais ouverte, elle me fixe rendez-vous sans chichis et me reçoit de la même façon. C’est une femme d’action, occupée, qui tient dossiers et causes avec vigueur et énergie. Alors qu’elle parle généreusement, je pense qu’elle doit être limite dans mes "âges".  Depuis 57 ans qu’elle milite pour les droits de la femme… elle doit avoir au moins… Difficile de faire un calcul qui tienne avec la vitalité, la passion, la fougue de cette femme qui entend très bien, raisonne encore mieux, se souvient de tout, donne des dates au jour près. Elle précise sa pensée, la mienne. Interjette, rit un bon coup et martèle ses propos. Son ton est celui d’une lutteuse qui n’a pas baissé les bras… et qui ne compte pas le faire de sitôt. Elle cajole son petit-fils qui tourne autour de son bureau, mais le renvoie fermement quand mon enregistreuse se met à tourner.

Linda Matar est passionnée et passionnante quand elle raconte l’épopée des Libanaises dans leur combat pour leurs droits.

J’aurais aimé la connaître, à l’âge de 20 ans, quand elle s’est indignée pour la première fois, officiellement, publiquement, et que les choses ont commencé à se mettre en place dans sa tête. J’ai de la peine à imaginer l’ardeur qu’elle devait avoir alors. Son caractère rebelle la fait sortir pour la première fois de ses gonds à l’occasion d’élections à Ain el Remaneh, quand les femmes n’avaient pas le droit de vote encore. En visite chez sa voisine, à observer le manège et l’empressement des hommes, elle remarque que le fils de Nazira, jeune handicapé mental et physique, est porté quasiment par deux abadays qui viennent le prendre… Perplexe, elle lui demande:

– Où s’en va Georges comme ça?

– Je ne sais pas, ils sont venus le chercher pour voter.

– Mais pour qui va-t-il voter?

– Il ne sait pas. On va lui donner un papier qu’il va glisser dans l’urne.

Et Linda Matar de s’exclamer: "Je suis devenue comme folle. Comment cet homme qui ne peut pas dire deux phrases, qui n’a pas tout son raisonnement, inconscient de la portée de ses mots ou de ses gestes, avait-il le droit de voter et pas toutes ces femmes cloîtrées chez elles?"

L’histoire des ligues et des associations féminines, la lente et douloureuse progression des droits des femmes, la lutte acharnée dans une société machiste racontent la suite: "Quand j’ai été sollicitée par le Conseil de la femme pour faire signer une pétition, nous sommes descendues dans la rue et sommes rentrées chez les ménagères… Il y en a une qui a rétorqué: les droits de la femme? Mais de quoi elles se plaignent? Et de nous montrer ses doigts sertis de bijoux." 

Les écueils, les attentes, les déceptions, elle les a tous vécus, mais aussi le goût délicieux des grandes victoires. Comme celle du droit d’hospitaliser ses enfants si le père n’était pas assuré; les résolutions obtenues au Congrès de Beijing que le Liban a ratifiées, la convention internationale contre toute sorte de discrimination à l’égard des femmes… en faisant exception de la nationalité et du statut de la femme…

Elle s’enflamme de nouveau: "Pourquoi l’homme a-t-il le droit de déserter sa femme, de la plaquer, sans divorcer, et elle, ne rien obtenir? Il n’est pas question ni d’islam ni de chrétienté, nous voulons un statut civil pour la femme. Un point c’est tout."

Laure Moghaizel (l’illustre avocate, figure emblématique des lois en faveur des femmes), qui l’appréciait fort, l’appelait: la militante.  "Elle a vu en moi quelqu’un qui n’a ni moyens, ni famille, ni doctorat, mais qui travaille. Les congrès proposent des choses et c’est à nous de travailler". Indignée, mais résolue, elle continue: "Je suis une femme du peuple qui réclame ses droits. L’État a voulu donner le droit de vote aux femmes éduquées, nous avons refusé. Tous les êtres humains sont égaux devant la loi." 

En effet. Elle ne démord pas. Difficile d’aborder le thème de la vieillesse avec cette femme qui a participé à plus de 50 congrès arabes et internationaux. Sa pensée, son action, sa vie sont toutes habitées par ce qui l’anime: les droits de la femme.

Elle enchaîne: "Comme cette histoire de "Gender". Elle m’interpelle: "As-tu entendu parler de ce concept? Ils veulent nous faire croire que tout doit être orchestré par le genre… qu’il ne devrait pas y avoir de discrimination de "gender"… Mais nous avons toujours travaillé pour l’égalité de la femme et de l’homme, qui sont biologiquement différents, mais humainement égaux…" 

 

Son enthousiasme est épatant dans un pays où tout va de travers. Sa lutte bute encore et encore au politique. La cause de la femme a vraiment évolué, mais… Elle est évasive, ne veut pas aborder le sujet de la politique: "Même les causes sociales sont politisées ici… Dans ce pays, les activités ne sont médiatisées que dans la mesure où elles sont parrainées par des personnalités. Sinon, personne ne sait rien de notre action. Et puis, il y a trop d’associations, trop de “pitié”… On nous donne de l’argent pour mieux nous contrôler…" 

Pour obtenir son avis sur son âge "honorable" et sur sa façon de le vivre, il me faudra glisser mes questions au détour d’une bataille, d’une conquête ou d’une revendication:

"Les hommes ont le droit de donner la nationalité à leurs enfants de femmes étrangères.  Pourquoi pas les femmes libanaises mariées à un étranger?  Nous réclamons de passer la nationalité seulement aux enfants. Les hommes ont besoin d’un décret de naturalisation. Mais ils ont nationalisé 400.000 personnes qui ne vivent pas au Liban. Il fallait dire dans la loi que c’est défendu de se marier avec un étranger!"

Qu’est-ce qui vous a prédisposée à prendre cette voie?

J’étais étudiante chez les religieuses de Nazareth, je ne pensais pas aux droits de la femme. J’ai quitté l’école à 12 ans pour aller travailler dans une usine de soie, avant d’y retourner. Mais quand j’étais face à un évènement, je me demandais pourquoi. Par exemple, comment se fait-il qu’il y ait des gens qui crèvent de faim, alors que la nourriture est jetée dans les restaurants et les grandes cérémonies?  Je n’avais pas de réponse, mais je m’interrogeais. Puis j’ai rencontré mon mari à 17 ans. Quand je l’ai épousé, je ne me demandais pas comment il se comportait avec les femmes. Je l’ai épousé parce que je l’aimais. C’est tout.  Il était bel homme. Arménien (de la famille Panjavian).  Mais il s’est avéré conscient des droits de la femme. Cela m’a beaucoup reposée dans mon action. Mon père, un commerçant de voitures, pas diplômé, mais cultivé, était, lui aussi, ouvert.  Ma mère m’a eue à 50 ans, elle ne pensait pas qu’elle allait tomber enceinte… On lui a dit de ne pas avorter et qu’elle sera heureuse de m’avoir pour ses vieux jours.

Quelle est la part de la chance, du destin dans une vie? 

Ne me parle pas de chance… Je ne trouve pas qu’on a de la chance.  L’action féminine doit s’unifier. Ne pas dire: c’est moi qui ai fait. La route a été balisée par d’autres et nous faisons notre affaire. Le temps me file entre les doigts… On n’y arrive pas. Il nous faudrait 48 h par jour pour y arriver.

Vous avez refusé catégoriquement cette année d’être présidente d’honneur de la ligue des femmes, alors que vous en avez été la présidente pendant plus d’un demi-siècle. 

C’est honteux, les gens vont croire qu’il n’y a que moi qui travaille dans cette ligue. Il y a beaucoup de femmes qui œuvrent dans l’ombre. Sans elles, rien n’avancerait. Et il n’était pas question qu’on me donne le titre de présidente d’honneur. Impossible! C’est comme si on me disait: Va à la maison et reste chez toi… Je leur ai dit, je veux travailler. On m’a donné les affaires extérieures.  Si je me croisais les bras, je me sentirais criminelle vis-à-vis de la cause que je défends.

Quel est votre ressort pour rester encore à votre âge dans la lutte? 

Ma conviction pour la cause. Depuis que je suis jeune, je refuse l’injustice. J’en ai le droit, je paie des impôts. Je travaillais au ministère des Télécommunications, je luttais pour être cadrée. Ils m’ont virée. Je ne roule pas sur l’or, j’ai perdu mon mari en 1983, durant la guerre. On a déménagé dans un quartier musulman à Mazraa et j’y suis très bien… Il y a de bonnes gens partout, quelle que soit leur religion. Tout le reste n’est que fausse propagande et mensonge pour créer des dissensions entre les religions. Il y a, comme partout, des exagérations des deux bords.

C’est quoi la vieillesse? 

Je ne crois pas en la vieillesse, je crois en l’âge. Mais pas en la vieillesse.

Que faut-il faire pour ne pas vieillir?

Je suis convaincue de ma cause. Je ne peux pas dormir le matin. Je me lève à 6h. Je dois continuer. Quand j’étais présidente de la ligue des femmes, j’ai ouvert le conseil nuit et jour, durant quatre ans. Je n’ai pas de forces extraordinaires. Je suis très timide. Quand je devais parler, je rougissais. Quand tu as une cause, tu dois la défendre. Ne pas reculer devant l’effort. Si tu as la santé et la mémoire, travaille et ne t’en fais pas.

Avez-vous peur de la mort? 

Non. Pourquoi devrais-je en avoir peur? Qu’elle vienne! Mais qu’elle me donne 48 h pour que mes enfants viennent du Canada (elle a deux filles établies à l’étranger, Clémence et Lucine).

Comment vivez-vous l’éloignement avec vos enfants? 

Je ne suis pas la seule dans ce cas. Tant qu’ils me parlent, que je vais les voir chaque année, ça va.

Loin d’eux, vous ne pensez pas parfois que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue?

La vie, une fois que tu es née, tu dois l’affronter, t’acclimater, t’imposer, selon les circonstances.

Quel conseil donneriez-vous à vos petits-enfants?

Avoir un but, continuer à travailler pour garder l’énergie, la tête. Sinon, ça rouille. Même l’or rouille!

Qu’est-ce qui est sacré?

L’humain. Il faut qu’il soit à l’image de Dieu, comme disent les croyants.  Il faut donc qu’il ne soit pas humilié et qu’il ne vive pas une vie de chien.

Croyez-vous en Dieu? 

Je crois qu’il y a un dieu, mais je ne crois pas au commerce de la religion. Tout ce qu’ils veulent, c’est conserver leur pouvoir. Comment se fait-il qu’ils acceptent les injustices, que l’être humain soit humilié, injustement traité.  N’a-t-il pas été créé à l’image de Dieu comme ils le proclament tout haut? La religion est pour Dieu, les lois pour tous. Nous travaillons dur pour cela. Et cela finira par arriver… Peut-être pas de mon temps, mais on va y arriver.

Vous donne-t-il de la force? 

À l’école, au catéchisme, on nous a appris que Dieu a des règles: tu ne tueras pas, tu ne voleras pas. Je les suis toutes… Ça suffit non?  Je ne fais de tort à personne. Bien qu’on m’ait souvent blessée. Je m’éloignais tout simplement.

Vous n’avez jamais eu peur? 

On a fait exploser ma maison à Ain el Remaneh. On m’a tiré dessus deux fois, mais j’ai eu peur une seule fois. En voiture, quand, à un barrage, on a voulu kidnapper mon fils, Rafi. Je ne sentais plus mes jambes. Mais cela s’est réglé.

Croyez-vous en l’amour?

Bien sûr. Moi, j’ai aimé mon mari. Nous nous sommes mariés contre le gré de nos parents. L’amour a ses principes. Sans respect, cela ne marche pas. Quand tu aimes une personne, tu lui es fidèle.  S’il ne te respecte pas, c’est honteux que tu l’aimes. Il y a aussi l’amour des parents, du mari, de la vie. J’aime la vie. Quand on aime une chose, on y arrive.

Y a-t-il un avantage à vieillir? 

Cela dépend… si on a toute sa tête. Moi, je me rappelle tout, j’analyse les choses. C’est un avantage. Il n’y a rien que j’ai regretté. Chaque échec est une leçon. Mais le temps se fait court.  Je veux expédier certaines choses au plus vite.

Et votre relation avec votre corps qui prend de l’âge?

Je le combats, mais tout va bien. Je me suis cassé la hanche, il y a quatre ans.  Mon fils Rafi est orthopédiste et il m’a opérée. Je me suis rétablie très vite. Après un mois, je marchais avec une canne. La volonté y est pour beaucoup. Quand tu sens que tu es malade, tu tombes malade.  Maintenant, je vis seule, bien que mon fils souhaiterait que je m’installe chez lui. J’ai une calcification de la dernière vertèbre, inopérable à mon âge. Il ne faut pas que je marche beaucoup. Mais sinon, je peux tout faire.

Les gens vous perçoivent-ils comme vieille?

Jusqu’à présent non.

Et vous?

Je n’aime pas me voir dans un miroir. Je me crois toujours jeune. Mais mon aspect, pour mon âge, est quand même très bien, non?!

Avec 30 ans de plus, que feriez-vous?

Je recommencerais. Viens chez moi que je te donne un exemple de renouveau.

Pas de secret, pas de mystère.  La conviction la pousse et lui donne de l’énergie "Tant que tu as la santé, tu es bien obligée de continuer à soutenir tes convictions."

Ses réflexions sur la vie, le temps, l’âge ne la préoccupent pas beaucoup. Elle est bien plus intéressée de me raconter que, dans le secteur privé, la femme peut jouir désormais de deux mois de congé de maternité.  Qu’elle peut ouvrir un commerce sans l’autorisation de son mari. "De petites victoires qui font une grande différence".

Difficile d’obtenir d’elle son avis sur les deuils qu’on fait avec l’âge ou sur les certitudes qu’on pourrait abandonner. Elle me parlera plutôt du manque d’éducation, d’éveil, de culture. C’est à peine si elle ne s’arrache pas les cheveux en pensant à la publicité qui a tapissé les panneaux routiers lors d’une campagne promotionnelle et dans laquelle une femme déclare en arborant une rivière de diamant: mon bijou, mon droit. Et de s’indigner avec ardeur: "A-t-on idée d’admettre une publicité aussi dévalorisante pour les femmes? Notre droit se limite aux choses maintenant? Où sont les valeurs?"  Elle reviendra sur les discours politiques qui défigurent la pensée des jeunes, sur la nécessité d’une loi civile égalitaire, sur l’éducation humaine, morale, nationale, au-delà des visions claniques, la situation économique pourrie qui pousse les jeunes à partir.

Si l’amour n’a pas d’âge, la passion donne des ailes. Garanti. Avec Linda Mattar, mes préjugés sur la vieillesse encaissent un bon coup. Présente, efficace, elle ne s’est attardée ni sur ses réalisations ni sur son passé jonché d’embûches. Elle n’a pas le temps pour s’apitoyer. "Le temps presse maintenant.  Il y a des choses que je dois réaliser. Je ne peux plus me donner le luxe de les laisser traîner."

C’est tout ce qu’elle mettra au débit du temps qui passe. Humble, mais branchée tout à la fois, enjouée et véhémente, sa journée est trop courte. Elle reçoit un groupe de journalistes qui viennent du Bahreïn… et qui l’appellent sainte Linda.

Sainte, elle l’est en quelque sorte. Car, si savoir que la cause féminine au Liban est tenue par des gens du calibre de Linda Matar est réconfortant, ce qui est encore plus impressionnant (et miraculeux ?), aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est de voir qu’on peut être aussi jeune qu’elle l’est… à 86 ans.

Article rédigé par Gisèle Kayata Eid

DÉCÈS DE LINDA MATAR : L’ACTIVISTE FÉMINISTE À QUI TOUTES LES LIBANAISES DOIVENT BEAUCOUP DE LEURS DROITS