"Un rêve de beignet, c’est un rêve, pas un beignet.
Mais un rêve de voyage, c’est déjà un voyage. "

Ce Marek Halter et sa phrase énigmatique posée là, dans mon roman, m’a instantanément renvoyé aux beignets de ma grand-mère restée au Liban.

Le mot "voyage", lui, fait barrage dans mon esprit et me paralyse complètement. Mon cœur se serre, l’eau perle dans le bas de mon dos, le haut de mon short de pyjama est déjà tout humide.

Se concentrer sur autre chose… allez, je peux y arriver.

Je reprends ma recette: je pétris la pâte en pensant à Téta et ses techniques astucieuses. Oui, voilà… patience et application. J’enveloppe la boule blanche de film alimentaire et la place au frais. Les consignes indiquent quatre heures, Téta suggère une nuit.

Les beignets libanais se nomment samboussek, les beignets italiens panzerotti. Deux mélodies du soleil, deux invitations à la découverte. Mama et moi nous mettons d’accord, je prépare la farce au fromage dont elle garnira mes samboussek demain matin, quand je serai en classe.

Nous dinons tous les trois, avec ma petite sœur Lila. Elle est très bavarde aujourd’hui, elle était en sortie scolaire au musée et elle a beaucoup à raconter. J’admire sa richesse lexicale, elle s’exprime avec aisance même si ses pensées fusent dans tous les sens et qu’elle n’est pas toujours facile à suivre. Elle a le mérite de requérir toute mon attention et d’entraver mes pérégrinations intellectuelles.

Je vais me coucher, j’ai du mal à trouver le sommeil parce que le chemin vers la seconde partie de la citation a déjà commencé… et comme le marin tire puissamment sur sa corde pour replier sa voile, moi je tente de rattraper des pensées qui s’échappent dans le vent de mon esprit torturé. Mais je n’ai pas le choix, elles vont me conduire où elles veulent. Je vais devoir m’y confronter, au voyage.

La matinée au collège file vite, le cours de français est passionnant, celui d’algèbre épineux. À midi, je rentre à la maison, l’odeur des beignets cuits envahit mes narines à peine le seuil de la porte franchi. J’ai presque déjà l’impression d’en croquer un. En passant devant la cuisine, j’entends encore l’huile crépiter dans la friteuse. Je file dans ma chambre et jette mon sac à dos sur le tapis, je m’allonge sur mon lit, jambes croisés et bras repliés sur mes yeux. Courage, c’est pour maintenant.

Mes rêves de voyage sont loin d’être paisibles, ce sont plutôt des cauchemars terrifiants. Des départs sans retours… Des fuites… Des adieux déchirants… Je pars, je ne reviens jamais.

Le seul long périple que j’ai effectué est celui qui m’a contraint à quitter le pays de mon enfance. J’ai passé quinze heures enfermé dans le coffre chaud de la voiture de mon oncle et de ma tante, tapi dans le noir, seul et apeuré. Nous prenions la fuite clandestinement. Ma mère se trouvait dans la même situation, dans une autre voiture loin de moi. Elle préférait que je sois dans le véhicule familial, au cas où… Moi j’aurais voulu être contre elle, mais elle attendait Lila depuis plus de huit mois, c’était impossible.

Quand j’ai revu la lumière du jour, nous étions hors du Liban, j’étais trempé et affamé, et je n’avais jamais versé autant de larmes de toute ma jeune vie.

Le seul voyage auquel je pourrais espérer rêver serait celui qui me ramènerait au Liban, à Beyrouth dans la rue où je jouais au football avec Hamza mon meilleur ami, à l’école dans la classe de Madame Nara, sur la corniche pour manger une glace en regardant scintiller les diamants de la Méditerranée, dans la cuisine de Téta, baigné dans ses effluves généreux, ou dans l’épicerie de Baba pour lui donner un coup de main comme j’aimais bien faire.

Mais ce voyage-là n’existe plus.

La rue de mon enfance est jonchée de ruines, Hamza est parti pour un voyage dont on ne revient jamais, l’école et le glacier ont explosé en mille morceaux, Téta est seule dans sa cuisine et Baba dort éternellement sous les décombres de sa boutique.

Alors pour moi, un rêve de voyage n’est malheureusement pas déjà un voyage. Tandis que mon rêve de beignet, lui, m’attend dans la cuisine, celui-là je peux facilement le réaliser.

Je sèche mes larmes et m’extirpe de ma songerie douloureuse. Je souris à ma mère qui me tend un samboussek gorgé de fromage à la menthe. Elle me félicite, ils sont délicieux.

Je croque une bouchée bien chaude et là je comprends.

L’étau qui enserrait mon esprit et mon cœur se desserre. Oh, légèreté de mon âme, mon angoisse intellectuelle trouve son achèvement!

Je comprends que les deux phrases de mon philosophe sont solidaires l’une de l’autre… alors que je ne les entendais qu’opposées l’une à l’autre.

Je croque une bouchée de mon beignet et là, je voyage immédiatement dans la cuisine de ma grand-mère, au cœur de mes souvenirs.

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