Ça commence au berceau, la voix de ma mère est aussi chansons populaires. Fairouz, Sabah, Warda, Farid el-Atrach… airs et paroles déformés par sa joie, ses rêveries parfois. Plus grande, je comprendrai que la comptine Yalla Tnam* a été écrite pour Rima, la fille de Fairouz. Comme d’usurper leurs moments, maladroites pantomimes de leurs scènes de coucher. Plus grande, j’entendrai la cruauté des paroles: comme les contes, elles promettent le sang. Un pigeon pour que la petite s’endorme? Pourquoi voudrait-on tuer un pigeon pour s’endormir et comment dormir tranquille avec ces mots. "Je mens à ma fille pour qu’elle s’endorme", la suite pour sensément rassurer le pigeon. Il n’y aura pas de meurtre mais déjà manœuvre et doute. Plus grande je décide que ce n’est pas grave, seule compte l’émotion de maman. Son amour qui berce et endort. J’ai tant écouté ses lèvres, ses yeux; comme toute langue maternelle s’apprend sans leçon, ces chansons aussi m’ont donné envie de parler. Et toujours me parleront.

Elles persistent bien après leur silence, comme il suffit d’entendre un air pour le fredonner toute la journée. Elles me reviennent toujours. Parfois en creux. Adolescente, j’étouffe toute émotion à l’écoute de Sa’alouni el-Nass ou de Bitwanass Bik… Leur préfère les Beatles ou Stevie Wonder, comme s’il s’agissait de choisir son camp, sans concession. Je chante à mon tour. Beaucoup. Un long balai à la main pour imiter les micros des grandes scènes. Les groupes américains, les anglais et certains français. Starmania investit ma chambre de jeune fille, dans un pays en guerre.

Rêver le départ passe aussi par les mélodies d’ailleurs. Je me les approprie dans des parodies de concerts, avec l’accent qui ne va pas, la solitude d’une voix sans musique et mes amis pour uniques spectateurs. Snobisme de l’adolescence: les chansons populaires sont pour les parents, "les vieux". Sentimentales, envahissantes comme leur amour. Grandir c’est quitter, écouter autre chose. Je claironne détester les chansons populaires, petitement fière derrière mon fatras de jugements hasardeux.

L’adolescence c’est aussi nos abris, temps de guerre, chahut magique de ces mêmes chansons entre deux communiqués sinistres. Frisson quand ces voix de miel, portées par des instruments langoureux ou gais… Paroles parfois absurdes quand la question du moment est survie… Mais tant que Sabah défie la morosité, la vie d’avant n’est pas abolie. D’avant la guerre et sa fureur. Une légèreté est encore permise et partagée. Soulagement précaire mais vital. Pouvoir rêver d’amour fou, malgré la démence du pays. Jurer mourir par passion et détourner les drames de toute mort. J’accompagne alors Fairouz ou Sabah, j’oublie pudeur et réserves.

Contrepoint aux récits de guerre, ces chansons ponctuent notre Histoire. Quand une femme de bon sens interrompt le débit des radios ou les disputes politiques pour mettre une cassette joyeuse. Qu’une autre se lève pour danser, le ventre offert aux mélodies. La tablée sourit; les sourires ressemblent à des rires muets. Les mains accompagnent de battements et de vigueur les déhanchements des corps qui osent. L’allégresse des refrains repris par, et en plein cœur. L’ivresse aussi joyeuse que de trinquer à l’arak, plus ou moins fort selon la main qui dose.

Ça se poursuit dans l’exil. Je comprends avoir grandi, renoncé aux révoltes faciles quand je me remets à écouter ces chansons populaires. Me laisser faire, désarmée. De loin, du pays, Fairouz me rattrape. Je m’entends chercher les paroles, intimidée par mes propres lèvres qui reprennent les mélodies. Maladresse et déformation. Je ne maîtrise pas. Je pleure de chanter Tiri ya tiyara tiri**, pour la seule évocation du toit des voisins pourtant oublié. L’envie irrationnelle d’un autre retour, retrouver le "jouer enfant" du passé. Je pleure d’entendre Beyrouth s’élever dans le timbre singulier de Fairouz. Chansons gaies ou graves, je pleure cachée. Ni paroles, ni musique, mais émotion du corps. Et ça submerge. Le sentiment de toucher une certaine matière de soi.

Ça m’attend quand je rentre au pays. Tout un répertoire partagé, chanté a capella avec ma mère à chaque séjour. Comme les langues secrètes que les enfants inventent. Chanter jusqu’au seuil, l’avion du retour m’attend, nous sépare à répétitions, comme tristes refrains. La porte qui se referme sur Zourouni koulli sana marra, haram tensouni***… Comment oublier? Comment t’oublier? Ces chansons qui se languissent avec nous, pour nous. Ces chansons qu’on chantera à nos mères quand la maladie rendra plus difficile d’autres paroles. Froides les langues. On a tellement à se dire, sans savoir comment.

On les mêlera à l’écriture. Plus nos textes sont exigeants, plus ils s’autorisent à respirer dans cette littérature populaire. Il ne s’agit pas de faire parler la langue maternelle, mais les mots des mères. Et dans l’exil absolu de l’humain, retrouver le lieu de l’appartenance. Ce lieu qui se quitte aussi. Confiant.

Et ça continue de chanter entre nous, par-delà la mort. De la naissance à la fin, ce fil simple, pauvre mais immédiat. Dans la puissance des gestes qui se méfient de performance. Car on se fiche de chanter faux, on ne cherche pas à chanter juste mais vrai. Chanter n’est pas notre métier mais un cri d’amour répété.

Gracia Bejjani

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*Yalla Tnam: pourvu qu’elle dorme.
** Tiri ya tiyara tiri: vole avion vole.
*** Zourouni koulli sana marra, haram tenssouni: rendez-moi visite une fois l’an, pitié ne m’oubliez pas.

Autres titres cités:
Sa’alouni El Nass: chanson de Fairouz
Bitwanass Bik: chanson de Warda al-Jaza’iriya

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