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L’Italie du Sud, dans sa défaillante et émouvante beauté, ignore d’être belle, et c’est ce qui fait tout son charme. Il est de ces villages ramassés sous un ciel qui ne semble exister que pour en mirer et en faire contraster les pierres. Matera est de ceux-là. Longtemps, avant de parler l’italien, je pensais que Matera évoquait la terraMa terra. Je sais à présent que certains attribuent l’origine de son nom au grec "meteora". Comme une météore lumineuse, tour à tour blanche, ocre, d’un blanc bleuté ou d’un gris réfléchissant le temps, Matera s’enfonce dans deux entonnoirs infernaux que lui offre le paysage tragique et tourmenté du sud de l’Italie: le quartier du sasso Caveoso et celui du sasso Barisano… tels deux poids d’une balance, en parfait équilibre, séparés par un éperon rocheux où trône l’église rupestre de la vierge d’Idris. Les sassi, littéralement pierres, cailloux, sont en réalité les habitations que l’homme depuis le paléolithique, jusqu’à la moitié du siècle précédent, a creusées dans une roche, la poreuse calcarénite, pour y vivre et mourir. La ville se trouve au bord d’un précipice. Elle s’y penche mais ne s’y lance jamais. Elle s’accroche et en rogne les flancs, avec l’instinct humain du survivant.

À Matera, nous avons logé chez Tonia et Roberto. Tout en haut, depuis le dôme, nous avons observé les changements de temps et de tons de la ville et de son morceau de ciel. Nous avons dormi et respiré l’air de la nuit filtrant à travers les pores spongieux du toit en arcade du sasso. Fabio, le fils de Tonia, nous a indiqué le cœur de Matera, et nous en avons exploré les labyrinthes. "Le scale sono tetti, e le tetti sono scale." "Les toits en forment les marches et les escaliers forment d’autres toits, écrivait Carlo Lévi. L’écrivain a dépeint la ville dans son Cristo s’è fermato a Eboli… mais il l’a aussi peinte et repeinte dans sa fresque Lucania, et dans de nombreuses toiles léguées au palais Lanfranchi, ancien collège où enseigna pendant deux ans le poète Pascoli. Du belvédère de la piazza Pascoli, nous avons dévalé les marches menant à la grande Casa Grotta, meublée à l’ancienne pour les touristes… Et là, entre les meubles en bois du début de siècle, la cuisine aux ustensiles en cuivre et la vaisselle en céramique, nous avons imaginé les hommes et leurs bestiaux, entassés dans le même espace, mangeoire jouxtant cuisine, abreuvoir faisant face au lit nuptial, mule et chevreaux réchauffant de leur souffle les caves et leurs habitants, dans les hivers impitoyables de la Basilicate. En 1958, les sassi furent qualifiés de "honte d’Italie". La loi De Gasperi obligea à en déloger les survivants. Les conditions d’hygiène et l’insalubrité contraignirent le peuple des sassi à habiter, de gré ou de force, la nouvelle ville, construite en briques rouges sur le modèle des HLM. En échange de la modique somme de 40.000 lires italiennes, l’équivalent de trois salaires d’un professeur de l’époque, ils désapprirent la vie de Bethléem pour celle d’une ville de banlieue du XXe siècle, opérant à quelques mètres de distance une transformation de mode de vie normalement étalée sur une durée de plusieurs siècles. Parce que la vieille ville a toujours des allures de Bethléem, surtout de nuit, quand on emprunte la route panoramique qui longe le précipice et qu’on observe le grès argenté, fasciné, ne sachant plus si c’est la lumière des étoiles ou celles des lampes le long de ses rampes qui la rendent astrale. C’est surtout au niveau du complexe de Saint-Augustin, de nuit, sous un palmier épanoui, que je l’ai pensé. Après huit kilomètres de gradins à pied, la magie de Matera opérait, comme au cinéma. Le cinéma et ses monstres sacrés sont d’ailleurs venus dans cette Bethléem anachronique. Pasolini y a tourné son évangile selon saint Marc, Alberto Lattuada y a adapté la Louve de Moravia… Sofia Loren, Omar Sharif, Virna Lisi, Nino Manfredi et beaucoup d’autres y ont défilé. Mais c’est en 2002, à l’occasion du tournage de The Passion of the Christ de Mel Gibson, que la renommée de Matera a dépassé les espoirs les plus fous.

Au Cantuccio, nous avons déjeuné de soupes aux pois chiches comme on en faisait au siècle dernier. Le fond de la salle était tapissé des images de la délicieuse propriétaire, en compagnie d’une Marie Madeleine belle à donner un appétit d’ogre aux clients du Mezzogiorno. Monica Bellucci, cheveux en diable et ovale parfait, avait séjourné pendant des mois, avec des milliers de figurants dans cette Cinecittà du sud, où il n’est pas besoin de bouger une pierre pour simuler les ruelles de la via crucis. Dans aucune production, les sassi ne parlent cependant d’eux-mêmes. Ils simulent tour à tour Jérusalem, les grottes de Bethléem, les habitations troglodytes d’autres siècles, les villages hantés par la pauvreté des frères Taviani. Mais jamais un sasso n’est désigné "sasso" dans les scènes des tournages réalisés.

Eleonora, guide passionnée et passionnante de Matera, petite-fille d’une habitante de ces maisons entassées les unes sur les autres, nous en a parlé. "La Via Lucana a souvent fait lieu de ligne de démarcation entre une ville et l’autre: la ville antique reniée et celle moderne, seule zone revendiquée pendant plus d’un demi-siècle. ‘Avez-vous vu le belvédère de la piazza Veneto avec ses trois arcades?’", nous a-t-elle demandé au détour d’une volée de gradins, "eh bien, nous l’avons emmuré pour cacher les sassi aux regards… Parce que nous en avions honte!"

La loi De Gasperi, dans son application, prévoyait bien une restauration et une réhabilitation des lieux. Elle eut un avantage paradoxal: elle manqua de fonds, comme souvent dans les projets à l’italienne. Et les sassi ne furent pas éventrés. Ceux qu’on ne put déloger en restèrent propriétaires. Ils continuèrent à faire acheminer l’eau de pluie dans un système ingénieux de tuyaux construits en tuiles, vers des citernes au fond imperméabilisé à l’intérieur de leurs maisons, semblables à des cônes renversés. La plus grande citerne d’Europe creusée dans la calcarénite se trouve d’ailleurs sous la piazza Veneto. Elle servait à approvisionner les habitants quand leur eau venait à manquer. C’est ce système ingénieux qui fit nommer Matera par l’Unesco, en 1993, patrimoine mondial de l’humanité. Un professeur originaire de la région à qui je partageai mon enthousiasme quant à l’incroyable beauté du site me répondit: comment voulez-vous que dans ce lieu qui est patrimoine de l’humanité, les hommes ne se sentent pas tous attirés par un je ne sais quoi de commun et d’originel?

De l’autre côté du précipice, où la ville ne s’est pas étendue, à cause de l’absence de calcarénite, facile à creuser, on a cependant trouvé des caves et des habitations troglodytes remontant au paléolithique. Le musée Ridoli y est consacré. Est-ce la visite de ce musée et la vue des brocs en céramique recollés qui me fait penser aux origines? Sans doute. Matera m’appartient réellement, depuis que je l’ai visitée. D’une pente à l’autre du précipice, d’un côté et de l’autre du mince filet d’eau qui, à force d’entêtement, a creusé une "gravina" ou canyon, l’homme, inlassablement, s’est taillé un refuge dans le roc. L’on y suit, stupéfié, son évolution sur des siècles. Et l’on mitraille les sassi à l’iPad.

Ce matin, j’ai vu l’aube se lever sur le dôme et les églises rupestres aux fresques byzantines. Si l’Italie du Sud ignore d’être si belle, c’est que la parole est souvent venue à manquer. Il faut la voir, pour y croire. L’année prochaine… à Matera?

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