Fatiguée d’avoir froid depuis une semaine, je m’enfouis dans ma couverture en duvet escortée par mon journal, fidèle compagnon de mes voyages intérieurs. C’est un rituel. J’aligne mes crayons HB3 bien taillés et portant des capuchons de gomme multicolores, et je sors mon journal. Je laisse mon esprit vagabonder en commençant une liste de mes besoins. En abordant cette liste, je réalise qu’il s’agit en fait d’une liste de droits.

Il est vrai que j’ai besoin de courant électrique sans coupures, mais j’ai également le droit à ce service, ayant payé des impôts durant les deux tiers de ma vie de citoyenne libanaise. J’ai donc le droit d’accéder à l’électricité, à l’eau potable courante, à la sécurité sociale, à une assurance médicale et… à mes économies!

Ce matin, café en main, j’écoutais un journaliste libanais d’un certain âge parler avec sagesse et douleur de la situation actuelle au Liban. Je connais cet ancien vétéran de la presse libanaise depuis le début de la guerre de 1975. Avant cette date, je ne m’intéressais pas du tout aux analyses des journaux ou à la politique. Avec l’arrivée des fameux rounds de violence, nous étions tous obligés de nous référer à tous moments à la radio, à la télévision et aux journaux. Nos vies et celles de nos proches dépendaient de ces flashs, qui annonçaient les accrochages, les barricades volantes, les kidnappings, les voitures piégées et toutes les autres catastrophes que nous avons vécues.

En écoutant ce vieux monsieur, il était clair que son interlocutrice, la jeune hôtesse du talkshow matinal, impeccablement habillée et maquillée, était dépassée par ce qu’il lui racontait. Les commentaires du journaliste s’adressaient à la génération des parents de cette jeune femme, née certainement après la fin de la guerre, il y a presque trente ans. Par contre, j’ai été marquée personnellement par son discours, qui parlait de mes traumatismes vécus durant quinze ans de guerre. La jeune femme a clôturé l’interview en demandant au journaliste s’il était optimiste.

"Pour la première fois de ma vie, j’avoue que non", était la réponse. La jeune femme, sans même bouger un cil, et avec un grand sourire, est passée aux remerciements traditionnels quand le journaliste l’a interrompue, la voix hésitante. "J’ai une dernière chose à dire. Jamais, durant cinquante ans de carrière aurais-je pensé dire une chose pareille, mais… il est trop tard. À tous ceux qui nous écoutent, si vous avez des enfants, laissez-les partir."

Le poids de cette phrase m’a accablée. Rationnellement il avait raison: la vie est intenable au Liban. Mais encore un avenir défini par des départs. Encore des déchirements. Pour la première fois, comme beaucoup d’autres personnes de ma génération, celle qui était toute jeune en 1975, j’envisage la possibilité de devoir vieillir sans mon enfant, et je réalise l’énormité du mal que l’État nous inflige: avoir le choix de vivre loin de mon enfant devrait être un droit qui appartient à elle et à moi. L’État n’a pas le droit de me dénier ce choix.

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