Elle écrit, elle crée et fabrique des bijoux, elle est viscéralement attachée au Liban et vit en Italie, à Naples. Tout cela lui confère une propension à surprendre en continu puisqu’elle excelle dans tous les métiers qu’elle pratique passionnément. D’ailleurs, le succès de ses ouvrages et celui de ses superbes créations de bijoux le confirment. Quoiqu’elle entreprenne, Nada Skaff porte très haut l’image d’un Liban fier, altier et majestueux. 

Vous portez plusieurs casquettes, en particulier celle de l’écriture et de la fabrication de bijoux. Parlez-nous tout d’abord de votre rapport à l’écriture et de vos romans déjà publiés, dont l’un a été récompensé.

Je crois que c’est une aubaine de découvrir très vite et très tôt ce qui nous comble et nous épanouit. Quand on grandit avec les imprévus d’un pays en guerre, on apprend très jeune à s’évader en se penchant vers d’autres mondes. Et qu’est-ce que la littérature sinon une fenêtre ouverte sur un univers d’une richesse inouïe et infinie? Si nos émotions sont ressenties, si nos joies et nos douleurs sont décrites, si des êtres et des paysages émeuvent et rendent poète, c’est que l’homme peut réussir à échapper à la morsure cruelle de la solitude. La lecture peut modeler l’expression. La lecture et l’imagination qu’elle nourrit peuvent également forger l’écriture.

Un vers de Nadia Tuéni- Beyrouth

C’est vers la poésie que je me suis tournée d’abord. Enfant, je lisais mes vers d’écolière aux fêtes de fin d’année. Après mon mémoire sur l’œuvre de Nadia Tuéni, j’ai naturellement écrit des poèmes et publié en 2013 mon premier recueil, Fleur de sel, aux éditions Dar an-Nahar. Il y a un an, après une longue période de confinement, j’ai publié mon premier recueil en italien,  Il punto di rugiada (le point de rosée) aux éditions MReditori. Un autre recueil, Nusa (acronyme de Nageur d’un seul amour de Georges Schehadé), a suivi et a remporté le prix de poésie Stephen et Yolaine Blanchard de la ville de Dijon. Mes publications en prose se limitent pour l’heure à deux nouvelles aux éditions de l’Université L’Orientale de Naples, où j’ai refait des études de littérature française, et un témoignage de mon expérience d’émigrée à Naples qui vient tout juste de paraître aux éditions de l’université Federico Secondo. La poésie occupe une place prépondérante dans mes publications littéraires et dans ma vie. J’ai également l’honneur de faire partie du jury du prix de poésie Léopold Sedar Senghor qui récompense de nombreux poètes tous les ans. Je le confierai sur le ton d’une prière… J’espère goûter encore longtemps au plaisir de capturer les lettres et les mots, pour faire mienne cette religion du poète qui se rit de tous les paradoxes et de toutes les divisions.

NUSA
NUSA

Votre passion pour les bijoux et la création de votre marque Mansaracult remontent à quand?

Ma passion pour les bijoux remonte à ma passion pour l’art et la couleur. Nos passions ne sont autre que le fruit d’affinités électives avec ce que nous offre le monde fascinant qui nous entoure. Cela dit, les muses de la créativité sont sœurs et toutes les facettes de l’art me font penser à des espèces de vases communicants où tout se mélange et s’épouse merveilleusement. Je crois aux bijoux qui expriment une émotion poétique et aux vers que l’on cisèle comme des joyaux. Pourquoi l’orfèvre ne serait-il pas poète si le poète est un orfèvre de la langue?

La réalité est cependant plus simple à expliquer. Mon grand-père était un diamantaire arménien venu d’Alep, qui ouvrit sa taillerie dans les années 1940 à la rue Marad. Ma mère a également hérité de cette passion pour les pierres et a souvent dessiné et fait réaliser des bijoux avec des pierres précieuses ou fines que lui donnait son père. J’ai donc gardé un souvenir très vif de ces pierres assemblées qui devenaient des bijoux de famille que nous portions. Bien des années plus tard, arrivée en Italie, je me retrouvai à Torre del Greco, au pied du Vésuve, capitale mondiale de l’incision des camées et du corail. Ce clin d’œil du destin ne pouvait pas me laisser indifférente. Il n’y a pas de famille qui n’ait ici un membre de la famille – cousin, grand-oncle, fils ou gendre – travaillant dans l’incision des coraux et des camées. Le hasard de mes rencontres et de mes amitiés me porta le plus naturellement du monde à créer ce que mes yeux d’enfant avaient vu faire. Je préparai ma première collection en 2006: une cinquantaine de pièces vendues au Liban en quelques jours d’été avant de regagner précipitamment l’Italie. Ce premier succès me donna la certitude que ce que je réalisais plaisait et plus encore, fidélisait mes clientes libanaises et italiennes. Les bijoux me permettaient en outre d’établir le pont que je souhaitais entre l’Europe et l’Orient, en opérant une synthèse des deux mondes qui, désormais, m’habitaient. Le bijou dans la culture, d’où cult, ainsi que les premières syllabes des prénoms de mes enfants, Manuel et Sara, voici comment naquit Mansaracult.

Il punto di rugiada

Quels sont vos pierres et vous métaux de prédilection?

Ce sont depuis le départ les camées et les coraux, ainsi que les pierres précieuses, les pierres fines et les perles. Le corail est un animal marin dont les branches et les formes me fascinent. J’emploie généralement l’or et l’argent. Mais il m’est arrivé de réaliser des pièces en cuivre, en ajoutant à la matière du plexiglass ou en conjuguant pierres semi-précieuses et fleurs en cuir. La créativité en tous domaines est sans limite et c’est ce qui permet à un artiste de s’épanouir sans arrêt à travers la constante évolution de son art.

La majorité de vos pièces sont uniques. Comment prenez-vous la décision de "la création unique"?

C’est bien simple. Nous sommes tous des êtres uniques. C’est d’ailleurs cette unicité qui nous rend si spéciaux et irremplaçables. Nous méritons chacun de souligner, de marquer dans nos traits, notre personnalité propre. C’est ce que je tente d’exprimer à travers la création unique. J’aime ainsi trouver l’harmonie parfaite entre les composantes d’un bijou et la personnalité de la femme qui le porterait. Il est si gratifiant de satisfaire une requête de la façon la plus originale du monde.

Je n’aime pas tout ce qui est homologué, cloné, répétitif à l’envi. J’aime surprendre, étonner, épouser l’inattendu et l’insolite.

Vos créations ont beaucoup évolué. Est-ce pour suivre les nouvelles tendances ou est-ce le fruit d’une maturation personnelle?

Ce qui est heureux, c’est que le goût s’éduque et s’affine. Le monde est une source constante et infinie d’inspiration. On ne peut y rester insensible. J’aime dans la mode ce qui me convient, ou alors, j’aime la mode en dehors des modes: l’intemporel. Je crois donc que mon évolution est le fruit d’une heureuse maturation personnelle que je souhaiterais constante et continue.

Il y a toujours une ligne dédiée au Liban, à Beyrouth, au cèdre. Quelle a été celle qui a eu le plus de succès et pourquoi?

Ce sont les déclarations d’amour qui ont le plus de succès pour la simple raison qu’elles suscitent l’émotion. Si un bijou exprime une déclaration d’amour à des racines, à une appartenance, il va naturellement susciter une émotion, un coup de cœur, et plaire. La ligne dédiée à Beyrouth ne cesse d’évoluer, grâce aux symboles que j’y introduis ou aux possibilités infinies d’introduire l’art et le poème dans le bijou. Et c’est cette ligne qui a eu en effet le plus de succès, même en Italie, ce qui me porte à penser que plus on se rapproche naturellement de soi-même, plus on exprime son identité à travers la créativité et plus l’on plaît.

Votre cœur balance entre Naples en Italie où vous vivez, et Byblos au Liban où vous venez passer des vacances aussi souvent que possible. Quelle est l’influence de cette partie de l’Italie sur vous et vos créations?

L’Italie m’a complétée en tant que femme, en tant qu’être en quête perpétuelle de lumière. Mais plus profondes sont les racines, plus haute est la cime. C’est la dédicace que j’ai réservée dans mon dernier recueil à mes enfants. Sans des racines solides on est fétu livré au vent. J’ai tout construit en me répétant que tout allait résister, comme résiste le bois imputrescible du cèdre. C’est ce qui permet aux exilés et aux émigrés de ne pas craindre l’éloignement et de se laisser porter par le flux de la vie avec sérénité. L’Italie du Sud est bienveillante, accueillante mais il faut comprendre pour pouvoir aimer et échapper au piège des préjugés, dans un sens et dans l’autre. Naples est une ville à très fort caractère, aussi stimulante que l’est Beyrouth. Je ne sais pas si j’aurais écrit des poèmes ou créé des bijoux sous d’autres cieux, en d’autres lieux. Je ressens profondément l’urgence de témoigner d’instants de vie et de partager les facettes multiples qui se révèlent à moi au fil des jours. L’Italie est une mosaïque de pays, de senteurs, de saveurs et de couleurs. Comment y rester indifférente? Tant de beauté concentrée ébranle et éblouit à la fois. Ce sont peut-être les prémices de tout moment de créativité. Vésuve et Méditerranée: un volcan qui enflamme, une mer qui éteint. Je crois que tout se joue entre ces deux extrêmes, dans un équilibre précaire et fabuleux. En deviendrait-on orfèvre ou poète?

Un message à Beyrouth?
La ville où l’on naît et où l’on grandit est comme un enfant que l’on porte en soi et dont on ne se départ jamais. Ce que notre ville a vécu au mois d’août 2020 a provoqué un cataclysme à distance. Nous en vacillons encore; nous pansons nos plaies. Mais quelle leçon que cet amour indéfectible pour la vie, que cette lutte digne et silencieuse des habitants de ma ville contre la gangrène qui ronge! Il y a du sang neuf à Beyrouth qui exprime l’espoir à travers l’art et la volonté de vivre. Il est temps de balancer les vieux démons à la mer. "Il est grand temps de rallumer les étoiles."

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