Nous sommes gâtés en cette rentrée littéraire d’hiver. Deux grandes pointures de la littérature française contemporaine, et deux Goncourt de surcroît, nous offrent deux sagas familiales de toute beauté. Pierre Lemaitre, prix Goncourt 2013 pour Au revoir là-haut et Leila Slimani, Goncourt 2016 pour Chanson douce, publient respectivement Le Grand Monde et Regardez-nous danser, deux magnifiques fresques familiales.

Le Grand Monde de Pierre Lemaitre

Pierre Lemaitre, signe le début d’une nouvelle trilogie qui se déroule à l’époque des Trente Glorieuses. Cette saga familiale inaugure un cycle qui va s’étaler de 1945 à 1975, période des Trente Glorieuses. Trois lieux vont servir d’écrin au déroulement des événements: Paris, Saïgon et tout d’abord Beyrouth! C’est là que vivent les parents Pelletier, Louis et Angèle, propriétaires prospères d’une savonnerie. Leurs deux fils aînés, Jean et François, sont maintenant à Paris. Et voilà que le plus jeune, Étienne, amoureux d’un légionnaire, part pour l’Indochine le rejoindre. Ne reste qu’Hélène, la dernière enfant, dix-huit ans, qui elle aussi rêve de s’émanciper et de partir.

Ce qui est absolument incroyable et très adroit de la part de l’auteur, c’est cette capacité à mêler habilement les genres: roman d’aventures, policier, social, historique; ce livre est tout cela à la fois. Et sa plume âpre et ironique s’allie merveilleusement aux propos, de même que son sens de l’observation et son habileté à retranscrire les atmosphères.
Des thèmes riches et foisonnants, familiers à l’auteur, sont divinement bien relatés: les mensonges, la famille, les compromissions politiques, les coups du destin. Et surtout, la superbe et savoureuse galerie de personnages que l’auteur nous offre encore! C’est là le point fort du livre, digne d’un roman de Balzac.

On attend la suite et/ou l’adaptation au cinéma?

Regardez-nous danser de Leïla Slimani

Leïla Slimani publie le deuxième volume du Pays des autres, sa fresque familiale. On retrouve la famille Belhaj à la veille de Mai 68, dans un pays qui a toujours du mal à trouver sa propre voie, plus de dix ans après la fin du protectorat.

Amine, Mathilde, Aïcha, Selma, Omar, Mourad et les autres sont les personnages que l’on a découverts dans le premier volet qui s’étale de 1968 à 1972. Ils évoluent dans un Maroc pris entre son désir d’affranchissement, la rigidité du pouvoir royal et un monde en pleine révolution. À la fin de la guerre,  on avait quitté Mathilde et Amine, couple formé par un Marocain et une Alsacienne, dans un pays à feu et à sang, en pleine guerre civile. On les retrouve en avril 1968. Le Maroc a retrouvé son calme et son indépendance. À force de dur labeur, Amine a transformé les terres héritées de son père en exploitation agricole moderne et prospère. Le couple se mêle à la bourgeoisie locale, où se côtoient riches Marocains et riches Français restés après l’indépendance.

Quand s’ouvre ce nouveau chapitre, Mathilde aura bientôt la demeure dont elle rêve. Sa fille Aïcha est partie à Strasbourg faire des études de médecine, pendant que Sélim, choyé par sa mère, finit tant bien que mal le lycée. La belle Selma, sœur d’Amine, a bien du mal à élever son enfant…

Dans ce deuxième volet, Leïla Slimani balaie un nouveau pan de l’histoire du Maroc, qu’elle nous raconte avec brio à travers les chemins pris par les membres de la famille Belhaj, inspirée par la sienne. Avec adresse et beaucoup de subtilité, la lauréate du Goncourt 2016, peint les ambiguïtés d’une classe privilégiée marocaine, qui côtoie les Français sur un apparent pied d’égalité, mais où s’exprime toujours, de manière bien dissimulée, le mépris des anciens colons pour ceux qu’ils continuent d’appeler les "bicots".

Leïla Slimani fignole ses personnages et partage avec nous les sentiments qui les traversent: Amine, sa fierté d’homme et de paysan attaché à sa terre; Mathilde, magnifique, entrant dans la maturité, mère inquiète, épouse compréhensive aimant toujours son mari malgré ses infidélités. On assiste aussi dans ce deuxième volet à l’éclosion d’une fleur: Aïcha devient une femme et rencontre l’amour. On partage les douleurs de Selma et de Sélim, l’enfant trop choyé par sa mère et méprisé par son père, qui rêve d’Amérique, mais se perd dans l’inceste avant une descente en enfer.

La romancière décrit la difficile émancipation des femmes dans une société patriarcale et la lenteur du changement, freiné par des coutumes fortement ancrées dans les mœurs. L’écriture de Leïla Slimani nous plonge aussi bien dans l’atmosphère d’une époque que dans les sentiments des protagonistes de cette passionnante fresque familiale, historique, romanesque.

Vivement la suite!