Aujourd’hui, jeudi 17 février 2022, Antoine Compagnon est élu à l’Académie française. Retour sur une question qui n’est pas rhétorique: Que reste-t-il de la culture française?

Professeur à la Sorbonne et à Columbia University à New York puis au Collège de France de 2006 à 2021, ce spécialiste de Proust et de Baudelaire est aussi l’auteur d’ouvrages majeurs comme Les Antimodernes (Gallimard, 2005) et, plus récemment, Un Été avec Pascal (Les Équateurs, 2020). Je l’avais invité à Beyrouth, il y a quelques années de cela, pour un séminaire sur la modernité chez Baudelaire. À nous deux et dans le cadre du Salon du livre, nous avions également animé un débat à l’intitulé quelque peu polémique il faut le reconnaître: "Que reste-t-il de la culture française?" Son élection aujourd’hui au fauteuil 35 jusque-là occupé par Yves Pouliquen me permet de revenir à un débat aussi passionnant que passionné.

En décembre 2007 paraissait dans le Time Magazine un article annoncé en couverture et intitulé "La mort de la culture française". Son auteur, Donald Morrison, est un journaliste américain, et il constate le déclin de la production culturelle française qui, depuis des années, ne rayonne plus dans le monde. En réponse aux propos de Morrison, Antoine Compagnon publie un article dans Le Monde et, un an plus tard, Morrison et Compagnon publient ensemble aux éditions Denoël Que reste-t-il de la culture française? suivi de Le Souci de la grandeur, dans lequel Compagnon dit cette chose inimaginable: "Nous nous sommes longtemps crus les meilleurs mais la France est aujourd’hui une puissance culturelle moyenne, une bonne moyenne puissance culturelle (…) Nous ne sommes plus des leaders d’idées. Nous comptons peu d’intellectuels globaux, car nous avons mal pris le tournant du post colonialisme (…) il vaut mieux l’accepter, chercher à l’expliquer, tenter d’y remédier."

La culture française, porteuse des valeurs de la démocratie, est-elle toujours à même de véhiculer une certaine modernité? L’idée d’une exception culturelle ne serait-elle donc plus qu’une utopie? Compagnon parle aussi de l’ambivalence de la culture française, encore capable du meilleur mais paralysée par le souci de sa grandeur. Trop surmoïque, en somme, la culture française?

"Aucun autre pays n’est à ce point fasciné par la déchéance de la langue", dit Compagnon. Tout se passe comme si l’essai critique sur la mort de la langue (ou son corollaire, la littérature, et plus largement la culture) était en passe de constituer un véritable genre littéraire proche de l’élégie ou du tombeau. Des auteurs comme Pierre Jourde (C’est la culture qu’on assassine, 2011), Jean-Philippe Domecq (La Situation des esprits, 2012) Richard Millet (Désenchantement de la littérature, 2007), Tzvetan Todorov (La Littérature en péril, 2007), et on pourrait encore en citer, constatent, annoncent ou prophétisent cette fin, jusqu’aux débats plus récents sur l’écriture inclusive.

C’est que la langue française est une Institution. Plus ouvert à des usages alternatifs, l’anglais peut, comme on le dit, "s’internationaliser". Qu’en est-il du français international? Le seuil de tolérance de la langue de Molière est sur ce point en-dessous du zéro. Et ce n’est pas un reproche. Le français est une langue que l’on parle bien, dont on matrise les codes, et si ce n’est pas le cas, mieux vaudrait peut-être ne pas insister. D’autres langues sont disponibles à l’usage.

Mais la question n’est pas qu’une question de langue. Plus profondément, la question qui se pose est la suivante: la culture française parle-t-elle encore au monde? D’après le directeur éditorial du magazine Lire et que cite Morrison, "aux États Unis les écrivains veulent travailler dur et connaître le succès", alors que "les écrivains français pensent qu’ils doivent être des intellectuels". Morrison propose alors la chose suivante, à savoir que "la culture française devrait revenir au réel", et Compagnon ajoute, "si le rayonnement international de la culture française semble diminuer, ce serait parce qu’elle aurait perdu sa capacité à sortir d’elle-même et de regarder le monde".

De quel monde et de quelle réalité s’agit-il? Celui de la politique, de la mondialisation, de l’environnement certes, mais n’y a-t-il de réel que celui-ci? Toute autre réalité que politique ou sociale n’est donc pas suffisamment réelle? Peut-on encore aujourd’hui écrire du Proust ou du Baudelaire, à supposer qu’on ait le talent pour le faire? Et le fait de vouloir être intellectuel, au sens où l’entend Morrison, c’est-à-dire essentiellement nombriliste, serait-il aujourd’hui devenu un problème, parce que cela touche moins de gens? Ne serait-on pas en train de confondre la production culturelle de qualité, mais cela nous engage évidemment à redéfinir ce que nous mettons dans cette "qualité", et sa massification?

Le plus intéressant est ce qui suit (car on pourra longtemps disserter sur la perte de l’aura des cultures): "Si la culture française est en crise, dit-il, ce n’est pas la première fois, et les autres cultures le sont aussi, et les crises ont du bon quand on en sort renforcé."

Il m’apparaissait alors intéressant, au milieu de tout ce débat, que si longtemps assimilée à une langue de salon, la langue française soit devenue une langue de résistance. Que face à la voix dominante de l’impérialisme américain (qui est un colonialisme d’un autre genre), sa petite voix devenue mineure permette de dire, de penser et de faire autrement.

Et puis aujourd’hui, qu’est-ce qui n’est pas en crise? C’est fou ce qu’une telle question résonnait différemment il y a quelques années encore, à l’époque où nous pensions avoir tout compris. Et peut-être que pour cette raison précisément, la crise de la langue française nous paraît aujourd’hui toute relative. Il ne s’agit même pas de la défendre, elle est juste là, comme toutes ces cultures qui se font et se défont, résistent, perdurent, vont et viennent. Comme toutes les réalités de notre monde qui, en moins de deux années, ont changé de visage.

Que reste-t-il de la culture française? Son existence, en dépit de tout.

Que reste-t-il de la culture française? suivi de Le Souci de la grandeur de Donald Morrison et Antoine Compagnon, éditions Denoël, 2008, 210 p.