À la fondation Vuitton défilent devant les yeux du public depuis octobre 2021, des trésors impressionnistes, fauves et cubistes soigneusement sélectionnés par des collectionneurs moscovites, les frères Morozov, au goût sûr et raffiné, habités par la passion et l’amour de l’art et ayant su découvrir, grâce à leurs coups de cœur, ces pépites artistiques qui constituent les charnières picturales de l’histoire de l’art moderne à ses premiers balbutiements.

Tous ces tableaux réunis fin XIXe siècle – début XXe dévoilent le regard porté par les frères Morozov sur la scène parisienne. On passe ainsi devant les œuvres de Manet, initiateur de la modernité, celles de Monet, de Cézanne, de Renoir, de Toulouse-Lautrec, de Vlaminck et de Picasso, et j’en oublie… tous ces peintres ayant participé à créer la nouvelle vague émergente du début du XXe siècle.

On rêve un moment devant le spectacle offert par ces toiles aux couleurs vives, joyeuses et acidulées, originales par leurs sujets ou compositions, faisant revivre la vie des cabarets et des bars, comme dans les tableaux de Toulouse-Lautrec et de Manet, ou animant des scènes intimistes de boudoir ou de cabinet de bain, comme dans les tableaux de Renoir, Degas et Bonnard.

Mais l’intérêt de l’exposition va au-delà de la description sociale d’une époque puisque le visiteur entre d’emblée dans le monde de l’entre-deux, invité à ressentir l’expérience émouvante du passage de la chrysalide au papillon, de cette merveilleuse alchimie qui dévoile l’inattendu…

On s’attendrit ainsi devant les nus de Matisse à ses débuts et l’on assiste à son évolution, puisqu’il passe du style traditionnel, influencé par Chardin et la peinture hollandaise, à un style puriste aux formes simplifiées et aux couleurs pures et crues avec son Pot bleu et citron, tableau datant de 1897, inaugurant ainsi une nouvelle ère picturale.

On s’arrête devant un tableau absolument inédit de Cézanne d’avant les sommets, un Cézanne d’avant Cézanne, La jeune fille au piano de 1870, ainsi que devant les premières représentations de la montagne Sainte-Victoire, celles d’avant la synthétisation des formes.

On part à la rencontre de ces artistes en pleine mutation, on les retrouve sur ce long parcours escarpé et semé d’embûches, celui de l’exploration artistique, cherchant laborieusement à atteindre les sommets de leur expression et de leur art.

On est saisi par les premiers Gauguin sur le seuil de l’avènement fauve, au temps où la facture de l’artiste est en pleine transformation, et l’on voit aussi s’ébaucher timidement les prémices du cubisme de Picasso et ceux de l’art primitif.

On s’attarde, bouleversé par La ronde des prisonniers de Van Gogh, tableau inédit aux couleurs verdâtres, à l’atmosphère glauque et oppressante, qui révèle l’enfermement, le lent délabrement moral et mental subi par le peintre. Ce tableau nous dérange, mais nous retient encore… et l’on apprend par les commentaires annexes de l’exposition qu’à l’asile de St Rémy où il était interné, Van Gogh privé de modèles, de toiles et de couleurs, se rattrapait par l’interprétation de gravures et photos anciennes que lui envoyait son frère Théo. Ce fut le cas de ce tableau revisité par Van Gogh sur base d’une ancienne gravure et qui représente un homme aux bras ballants, désespérément seul au centre du cercle d’aliénés qui l’entourent et qui tournent lentement, inexorablement, dans une ronde sans issue, sauf que cet homme est le peintre lui-même, endossant les traits et le destin du condamné à mort.

Par sa charge émotionnelle et symbolique, ce tableau troublant s’adresse à notre part d’ombre, mais laisse entrevoir aussi une lueur d’espoir, celle d’un art salvateur qui galvanise parce qu’il est antidestin, ultime pulsion de vie, antidote à la folie et au désespoir.

Et n’est-ce pas là tout le sens et le thème de l’exposition que celui de la résurrection d’une collection vouée à l’oubli, la renaissance de l’Art, l’amorce de nouvelles perspectives artistiques et picturales, le changement de cap dans l’histoire de l’humanité elle-même?

L’Art étant nécessairement influencé par tout le contexte politique, économique et social d’une époque, cette exposition exceptionnelle réussit ainsi, par un effet de flashback, à faire remonter à la surface l’histoire de cette mutation, de cette magie, cet éclair de génie qui fera apparaître l’œuvre décisive qui tranchera sur le passé et amorcera la naissance d’un Art nouveau. L’Art, comme toute manifestation de vie, est finalement appelé à vivre sans cesse toutes sortes de métamorphoses, détruire les conventions pour recréer un monde vivant et libéré.

Exposition organisée en partenariat avec le musée d’État de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg, le musée d’État des Beaux-arts Pouchkine et la Galerie nationale Trétiakov, Moscou.
Commissaire général: Anne Baldassari, conservateur général du Patrimoine. 

Jocelyne Ghannagé site web: www.joganne .com

 

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