À l’aide de cryptomonnaies et de jetons non fongibles vous posséderez des biens numériques.

L’histoire se déroule dans un monde très semblable au nôtre. À l’Institut de cybernétique et des sciences à venir, un programme de simulation d’un monde artificiel met en place 10.000 unités vivant comme des êtres humains et ayant développé une capacité de raisonnement. Toutefois, ces unités n’ont pas conscience que leur monde est seulement une simulation. Est-ce une histoire dans l’histoire? Lequel de ces mondes est-il vraiment réel? Et en définitive, le premier simulateur de monde n’est-ce pas la fiction elle-même? Telles sont les questions que pose Simulacron 3, un roman de science-fiction signé Daniel F. Galouye, paru aux États-Unis en 1964, publié pour la première fois en France en 1968 et réédité par Gallimard en 2010. Les cinéphiles reconnaîtront dans ces interrogations le thème de Matrix (1999) des sœurs Wachowski, un film majeur de l’histoire du cinéma.

Ancien pilote de l’US Navy et longtemps journaliste au Times de La Nouvelle Orléans, Daniel F. Galouye vivait un peu à l’écart du milieu science-fictif de son époque, et bien que prolifique auteur de nouvelles, il n’écrira que cinq romans au fil de sa carrière, celui-ci étant le troisième, après Dark Universe (1961) et Lords of the Psychon (1963). Simulacron 3 sera par la suite adapté en 1973 pour la télévision allemande par l’unique Rainer Werner Fassbinder, l’un des représentants majeurs du nouveau cinéma allemand des années 1960-1970 et néanmoins réalisateur de télévision (son adaptation télévisée du roman de Döblin, Berlin Alexanderplatz, est remarquable), sous le titre Welt am Draht ("Le monde sur le fil"), avant d’être transformé au cinéma par Josef Rusnak en 1999 (The Thirteenth Floor ou Passé virtuel pour le titre français). Plus sérieusement, Simulacron 3 (ou Le Monde sur le fil devenu Passé virtuel) serait à la base de la notion de métavers.

Un métavers (de l’anglais metaverse, contraction de meta universe) est, nous l’avions compris, un monde virtuel. Provenant du grec, méta est un préfixe qui exprime tout à la fois la réflexion, le changement, la succession, le fait d’aller au-delà. Il est souvent utilisé dans le vocabulaire scientifique pour indiquer l’autoréférence (la réflexion), ou pour désigner un niveau d’abstraction supérieur, un modèle: un métalangage serait donc un langage permettant de décrire d’autres langages, tout comme un métavers est un univers permettant de rendre compte d’autres univers tout en les réfléchissant. Le terme, tel que nous le rencontrons souvent, et de plus en plus, désigne une future version d’Internet où des espaces virtuels sont accessibles via interaction 3D, ou encore l’ensemble des mondes virtuels connectés à Internet et perçus en réalité augmentée. C’est l’aleph, ce "point de l’espace qui contient tous les points". Vous le connaissez certainement.

Ce méta univers ressemblera donc à un monde numérique immersif à 360 degrés (dans les versions les plus élaborées). À l’aide de cryptomonnaies et de jetons non fongibles, vous posséderez des biens numériques, dont la propriété pourrait être enregistrée sur une blockchain, vous achèterez des terrains, construirez des maisons virtuelles et pourrez y recevoir vos amis, ou du moins leurs avatars. Et si personne ne peut encore prédire l’ampleur de ces changements, une chose semble certaine: il y a de l’argent à gagner et les grandes entreprises entendent bien être de la partie – Meta (ex-Facebook), Microsoft, Amazon, Qualcomm, Nvidia, Valve, Epic, HTC, Apple – pour ne citer que celles-là, sans que l’on sache encore si ces projets seront distincts ou interconnectés. Nous entendrons de plus en plus parler de métavers dans les années à venir. Cela, du moins, semble évident.

Certes, les deux années de pandémie que nous venons de traverser ont conduit à une certaine fréquentation du virtuel et à une réflexion sur ce que signifie se rassembler virtuellement et à grande échelle. Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui pensent y avoir appris ou compris quelque chose quant aux possibilités de vivre ensemble, de performer et d’optimiser productivité et rendements, et souhaiteraient partager leur expérience et leur vision. Métavers arrive donc avec un désintérêt de plus en plus significatif pour le monde physique. Ce dernier a perdu de son importance tandis que la demande d’accessibilité virtuelle est croissante. Bientôt nous pourrons quasiment tout faire dans le métavers: aller à un concert, visiter un musée, suivre un cours, faire du shopping, etc.

Et on peut déjà y acheter des œuvres d’art. En mars 2021 a effectivement lieu quelque chose d’assez incroyable: la maison de vente aux enchères Christie’s vend pour 69.346.250 dollars une œuvre d’art appelée Everydays: Les 5000 premiers jours par l’artiste américain Mike Winkelmann connu sous le nom de "Beeple", la troisième œuvre d’art la plus chère jamais vendue par un artiste vivant, derrière Jeff Koons et David Hockney. On peut en douter. Ce moment est pourtant historique: il s’agissait d’une œuvre d’art purement numérique et de la première grande vente aux enchères de cryptoart. Ainsi, le CryptoArt a rapidement gagné en popularité, en grande partie en raison du fait que ces œuvres d’art purement numériques peuvent être achetées, vendues ou collectées par quiconque de manière décentralisée: tout le monde est encouragé à participer, quels que soient ses compétences, sa formation, sa classe, son sexe, sa race, son âge, ses croyances, etc. Des outils sont conçus pour réduire le contrôle des intermédiaires et accroître l’autonomie des artistes, sans compter que les plateformes Blockchain ne leur prennent souvent que peu ou pas de commission.

On pourra trouver à redire, et ce n’est que le début, le fait est néanmoins fascinant. Être du passé, du présent ou de l’avenir n’est même plus une question qui se pose. Je repense à Borges qui avait certainement tout compris:

"Chaque chose (la glace du miroir par exemple) équivalait à une infinité de choses, parce que je la voyais clairement de tous les points de l’univers. Je vis la mer populeuse, l’aube et le soir, les foules d’Amérique, une toile d’araignée argent et au centre d’une noire pyramide, un labyrinthe brisé (…), je vis des grappes, de la neige, du tabac, des filons de métal, de la vapeur d’eau, je vis de convexes déserts équatoriaux et chacun de leurs grains de sable (…), je vis l’Aleph, sous tous les angles, je vis sur l’Aleph la terre, et sur la terre de nouveau l’Aleph et sur l’Aleph la terre, je vis mon visage et mes viscères, je vis ton visage, j’eus le vertige et je pleurai, car mes yeux avaient vu cet objet secret et conjectural, dont les hommes usurpent le nom, mais qu’aucun homme n’a regardé: l’inconcevable univers." (Jorje Luis Borges, L’Aleph)