Édifiés pour la majorité dans la première moitié du XIXe siècle afin d’abriter une clientèle aisée, les passages représentent la mémoire de ce siècle.

Lire Le Livre des passages du philosophe allemand Walter Benjamin en imaginant quelques lieux connus – passage Jouffroy, galerie Vivienne ou autre galerie connue – est certes une expérience pleine de rêverie. Traverser la ville en traçant ses passages tout en ayant en tête le souvenir de ces lectures en est une autre: du passage des Panoramas au passage Verdeau, de la galerie Colbert au passage Brady, pour les citer dans un ordre tout à fait aléatoire, toute une cartographie faite de lieux insoupçonnés et de toponymes à la fois curieux et poétiques vous invite dans ce qui ressemble à une exploration urbaine, prise dans le sens propre, avec tout ce qu’elle comprend comme bonnes et belles surprises, rencontres inattendues et spectacles à la fois désuets et atemporels.

Édifiées pour la majorité dans la première moitié du XIXe siècle afin d’abriter une clientèle aisée, ces galeries percées au milieu des immeubles et surmontées de verrières abritent le plus souvent des salons de thé, des restaurants, des librairies, des boutiques d’antiquaires, des échoppes d’artisans et autres commerces variés. Les travaux d’Haussmann, qui marquent le deuxième versant de ce siècle, ouvrent les quartiers en perçant de grandes avenues, puis la concurrence des grands magasins conduiront à la disparition de la plupart des passages.

Dans une lettre qu’il adresse à Adorno (Correspondance Theodor W. Adorno-Walter Benjamin), Benjamin évoque le projet d’un essai sur les passages parisiens qu’il conçoit d’abord, entre 1927 et 1929, comme une "féerie dialectique" – il envisage même de lui donner ce sous-titre aujourd’hui abandonné – un peu dans l’esprit des déambulations surréalistes de Breton et d’Aragon. C’est qu’en 1926, il découvre Le Paysan de Paris dont la partie intitulée ‘Le Passage de l’Opéra’ est effectivement considérée comme ayant inspiré ce travail. Mais le projet change de nature lorsque Walter Benjamin le reprend en 1934. C’est désormais à une œuvre qu’il travaille, une œuvre inachevée néanmoins et publiée à titre posthume en 1982, et qu’il envisage alors comme une tentative de saisir l’esprit du XIXe siècle à travers des paradigmes tels que l’ennui, l’oisiveté, la construction en fer, les expositions universelles, la mode, le collectionneur, l’intérieur, le miroir, le joueur, les passages, etc.

Citant un Guide illustré de Paris, Benjamin fait état de ce qu’il voit vraiment comme une utopie urbaine: "Ces passages, récente invention du luxe industriel, sont des couloirs au plafond de verre et aux entablements de marbre, qui courent à travers des blocs entiers d’immeubles dont les propriétaires se sont solidarisés pour ce genre de spéculation. Des deux côtés du passage qui reçoit sa lumière d’en haut, s’alignent les magasins les plus élégants, de sorte qu’un tel passage est une ville, un monde en miniature où le chaland peut trouver tout ce dont il a besoin." Au milieu du XIXe siècle, Paris compte alors une cinquantaine de passages couverts qui représentent, pour le philosophe allemand, la mémoire de ce siècle et celle du capitalisme triomphant.

C’est pourtant dans le sillage de ce même capitalisme que se conçoivent les plans de réaménagement de la ville par le baron Haussmann: "L’activité de Haussmann s’incorpore à l’impérialisme napoléonien, qui favorise le capitalisme de la finance. À Paris la spéculation est à son apogée. Les expropriations de Haussmann suscitent une spéculation qui frise l’escroquerie", dit encore Benjamin. La hausse des loyers chasse le prolétariat dans les faubourgs. Ce changement de physionomie se constitue même à cette époque comme un topos littéraire, chez Hugo, Mérimée et Maxime Du Camp notamment. On y comprend combien les transformations de Haussmann apparaissaient aux Parisiens comme une brillante manifestation du despotisme napoléonien. On commence à prendre conscience du caractère inhumain de la grande ville.

On peut aussi comprendre que la poésie de la ville s’origine, pour l’auteur des "Tableaux parisiens", dans une dysphorie totale. Pour la première fois avec Baudelaire, Paris devient l’objet d’une lyrique. Quoique romantique dans l’âme, c’est-à-dire fondamentalement mélancolique, le poète s’inscrit à contre-courant du mouvement du même nom qui va développer son imaginaire dans la nature. L’artificiel, c’est ainsi que Baudelaire l’entend, par opposition au naturel, est un lieu d’infinie fascination. Il s’agit donc bien d’une inspiration résolument nouvelle, c’est-à-dire moderne. Or cette modernité, pour Baudelaire, et en cela il résume bien la sensibilité de cette époque, est pour le moins équivoque. Car la ville n’est qu’un des nombreux visages de l’enfer. Et le "progrès", qui est celui à travers lequel se manifeste cette problématique modernité, n’est qu’un "fanal obscur" ("Exposition universelle, 1855. Beaux-arts" extrait, dans Curiosités esthétiques, 1868). L’oxymore suffit à rendre compte de cette posture, combien paradoxale, face à cette fantasmagorie urbaine qui est le propos même de Benjamin qui, rappelons-le, est également lecteur et traducteur de Baudelaire.

Des passerelles dans l’espace et dans les temps, telles sont aujourd’hui ces véritables enclaves d’un temps suspendu. Benjamin le dit bien, les passages parisiens, bien que voués à la disparition par "les trottoirs élargis, la lumière électrique, l’interdiction qui frappe les prostituées, la civilisation de l’air libre", conservent encore pour certains d’entre eux, "sous une lumière crue et dans des coins sombres, un passé devenu espace", celui des métiers anciens et des enseignes mystérieuses. De véritables hétérotopies au sein de la grande ville, ces lieux sont des espaces concrets qui hébergent l’imaginaire; des espaces autres qui ont leur propre mode de fonctionnement. Dans une conférence intitulée précisément Des espaces autres (1967), Michel Foucault définit les hétérotopies comme "des lieux qui sont dessinés dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements […] dans lesquelles les emplacements réels sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables". Car dans Le Livre des passages s’esquissent également des passages entre ce temps et le nôtre, qui font paraître tout autant fascinant qu’on y lise les symptômes du mal postmoderne. La ville décrite par Benjamin est aussi un lieu de convergence de tous les propos de la postmodernité et de la société globalisée.

Paris capitale du XIXe siècle: le livre des passages de Walter Benjamin, 1982.