Achrafieh. A. Aleph. Au commencement était Achrafieh. Avant d’épeler les lettres de ton pays, c’est le nom du quartier qui a marqué tes origines. Sans te douter que la question de l’origine hantera ta vie. Toujours. Par couches, toi l’arbre au tronc strié des lieux de tes exils successifs.

Achrafieh. Achrafieh. "Achraf": l’honneur, la dignité. Tu te murmures Achrafieh, Achrafieh et entends résonner dans ces sonorités des échos jamais perçus auparavant. Achraf… Et pourtant que de fois, as-tu répété son nom? Alcharaf, racine imaginée. Quartier d’enfance signé de dignité. Tu serais née sous cette injonction essentielle, mais terrible. La dignité, valeur suprême, fondatrice.

Achraf Fieh. Fieh: "en moi", dans le langage de tous les jours. Fantasque étymologie qu’une langue parlée. Mais quelle étymologie nous empoigne davantage que la langue qui nous déploie ses mots quotidiens? Y puiser ce complément d’âme pour s’emparer du sens. Le faire sien. Achraf Fieh: la dignité, en moi.

Achrafieh, tu te réfugies dans le langage pour t’épargner le souvenir et les émotions qui se pressent à l’ombre de son évocation. Prêts à t’assiéger avec les bruits continus des ruelles de la ville de ton enfance, ses odeurs de poussière et de fleurs. Achrafieh, c’est l’avant-guerre. Depuis, Achrafieh est devenu un nom que tu t’acharnes à éviter, ensevelir le temps dans les décombres du désastre. L’après-Achrafieh. Tu dis "Achrafieh" et tu es submergée de mélancolie sans discernement. Tu invoques parole et digressions… non pour exprimer, mais pour étouffer l’occulte puissance des noms.

Hasard d’alphabet? B pour Beyrouth. Aussitôt, la fierté. Ville capitale. Très tôt en rivalité avec le village de vos origines Kehhalé. "Je suis de Beyrouth." Ton soulagement à pouvoir l’affirmer (n’es-tu pas née à Beyrouth ?). Kehhalé. Tu n’en voulais pas, petite. Tu clamais haut et fort qu’il ne s’agissait que de vos origines, sans te douter de l’importance des origines dans la suite de ton histoire. Que toi, tu es de Beyrouth! Snob depuis toujours. Kehhalé; ça te raclait la gorge, s’enlisait en bouche. Tu lui préférais Beyrouth. Aujourd’hui tu entends résonner le nom du père: Bey. Le père, toujours. Bey. Échappe-t-on à sa lignée? Toi, sa fille.

Lebnan. Lebnaniyé. Libanaise à vie: née au Liban. Beyrouth, Achrafieh, hôpital Rizk.

Et ton adresse? Chiffre en blanc sur fond bleu roi: 27. Il se détache au-dessus du portail de l’immeuble. Mais à quoi se rattache ce 27 sans nom de rue? Comment te localiser petite sans nommer la ruelle où se nichait cet immeuble de trois étages dont vous occupiez le rez-de-chaussée? Relativement à. S’adosser à plus grand que soi.

Traînées de souvenirs sans liens et tu es sitôt martelée par d’autres noms. Ils déboulent comme des billes enfin libérées: Sassine, Zahhar, Sioufi. Tu ne saurais pas les planter, ni dans une vision d’aujourd’hui ni sur des cartes mémorielles. Mots flottants, repères certains, mais sans topographie de support. Pour faire parler ces rescapés de langue, arabe et français se relaient en toi dans une symphonie de violence et de fleurs, par l’écoute personnelle que tu prêtes à ces trois noms surgis du passé. L’arabe est siégé par ce qui est désormais ta langue aussi. Sassine n’a rien à voir avec assassins. Et pourtant. Par absence de résonance sémantique, les phonèmes s’imposent à toi. Puis le sens reprend son hégémonie avec Zahhar qui évoque les fleurs, et Sioufi les épées.

La vie comme alphabet en deux lettres. A, Aleph, Achrafieh. B, Beyrouth.

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