Dans le cadre des Rencontres d’Ici Beyrouth, un responsable libanais et deux experts ont apporté des éclairages, parfois inédits, sur le potentiel gazier libanais, et les effets que l’accord-cadre conclu il y a quelques jours entre TotalEnergies et Israël pourrait avoir sur ce potentiel gazier lié au champ de Cana, au Liban-Sud. 

Le deuxième débat de la série des Rencontres d’Ici Beyrouth a porté jeudi sur les enjeux liés au gaz libanais, les opportunités, parfois exagérées, qu’il pourrait offrir au pays et le danger réel de ne pouvoir les saisir. Ces Rencontres d’Ici Beyrouth sont l’équivalent d’un "think tank" relevant de notre média, selon les termes du Pdg d’Ici Beyrouth, Marc Saikali, qui a introduit l’événement, devant une assistance d’acteurs politiques, civils et économiques, marquée notamment par la présence diplomatique de la coordinatrice spéciale des Nations Unies au Liban, Joanna Wronecka, et des représentants respectifs des ambassades de Suisse et d’Arabie saoudite, en plus des anciens députés Moustapha Allouche, Eddy Abillamaa, Misbah el-Ahdab, et l’ancien ministre Damien Kattar.

Modérée par Michel Touma, directeur de la rédaction d’Ici Beyrouth, la séance, qui s’est tenue à l’hôtel Citéa à Achrafieh, a permis de définir les contours de la nouvelle phase d’exploitation des richesses gazières dans laquelle s’est engagé le Liban, après la signature de l’accord sur la frontière maritime avec Israël. Les interventions successives de Wissam Chbat, membre du conseil d’administration de l’Autorité d’Administration du secteur pétrolier libanais (LPA), Laury Haytayan, directrice pour la région MENA de l’Institut de la gouvernance des ressources naturelles, et Mike Azar, consultant financier en affaires gazières et pétrolières, ont apporté des éclairages, parfois inédits, sur le potentiel gazier libanais, et les effets possibles sur ces ressources de l’accord-cadre annoncé, il y a quelques jours, entre TotalEnergies et Israël.

De gauche à droite, Michel Touma, Laury Haytayan, Mike Azar et Wissam Chbat

Plan prospectif officiel

Seul Wissam Chbat porte un regard optimiste sur les prospections à venir, qu’il dissocie de l’accord-cadre, " la seule référence " étant, pour le Liban, l’accord sur la frontière maritime du 27 octobre dernier, avec les garanties, notamment américaines, qu’il comporte, dit-il.

Exhibant un plan prospectif " basé sur des études sismiques en trois dimensions ", il rappelle que le territoire maritime libanais est divisé en dix blocs, dont des licences d’exploitation aux seuls blocs 4 et 9 ont pour l’instant été attribuées à des compagnies énergétiques. Il explique aussi que le bloc 4 s’est avéré inexploitable après un forage de puits en 2020. Le prospect déjà identifié au niveau du bloc 9 risque quant à lui de dépasser le tracé convenu avec Israël et "s’étendre plus au sud de la frontière", reconnait-il. C’est ce que dit prévoir d’ailleurs TotalEnergies.

De gauche à droite sur notre photo, le général Maroun Hitti, l’ancien ministre Damien Kattar, M. Ramy Rayess (conseiller politique du leader du PSP Walid Joumblatt), et les anciens députés Moustapha Allouch et Eddy Abillamaa (à droite au second rang).

Un droit de veto israélien 

Mais par-delà la question que relèvent les deux autres participants au panel, sur le mécanisme de gestion d’une telle situation avec Israël, Wissam Chbat s’attarde sur le processus en cours au niveau du bloc 9. Il rappelle que "la licence d’exploration et d’exploitation du bloc 9 a été attribuée (en 2018) au consortium Total (40%)-ENI (40%)-Novatek (20%) avant que ce dernier ne s’en retire récemment, avec une lettre d’intention de Qatar Energy de rejoindre le consortium". "Nous achevons actuellement le contrôle de diligence et espérons que ce transfert (le remplacement de Novatek) aura lieu bientôt", précise-t-il. Il met en avant, dans ce contexte, la compétence de l’Autorité d’Administration du secteur pétrolier libanais en tant qu’instance "régulatrice" du secteur pétrolier qui peut agir a minima, même à l’ombre de la paralysie actuelle de l’Exécutif.

De gauche à droite, notre collègue Amine Iskandar et l’ancien député Misbah el-Ahdab

S’agissant des huit autres blocs, "ils constituent des potentiels de prospection prêts à être confiés à des compagnies pour une étude de risques et un éventuel forage de puits localisé par elles, dans l’espoir d’aboutir à une découverte exploitable", souligne Wissam Chbat.

Un constat que Laury Haytayan nuance toutefois: "Les pronostics d’exploitation ne peuvent pas encore être faits, puisqu’il n’y a pas encore eu, pour l’heure, de découverte de blocs exploitables". "Les compagnies prêtes à exploiter les autres blocs sont (jusqu’à nouvel ordre) absentes", ajoute-t-elle.

Et si, depuis l’accord sur la frontière maritime avec Israël, "il y a une fixation (presque généralisée) sur le bloc 9", les Israéliens auraient d’ores-et-déjà acquis un droit de veto sur tout accord éventuel relatif à l’exploitation de ce bloc.

Le PDG d’Ici Beyrouth, Marc Saïkali, prononçant un mot de bienvenue.

Lecture critique de l’accord-cadre entre TotalEnergies et Israël

L’accord-cadre entre TotalEnergies et Israël, annoncé mardi dernier, alimenterait les craintes de l’experte, Mme Haytayan, partagées par Mike Azar, portant sur un contrôle de l’exploitation du bloc 9 par l’État hébreu.

"Si le gouvernement libanais n’a pas été consulté avant la conclusion de cet accord, c’est très grave, et s’il a été consulté et qu’il a donné son accord, c’est encore plus grave", relève Laury Haytayan.

Elle cite les sept points du texte en s’attardant notamment sur "le langage plus franc" en faveur d’Israël que celui employé dans la rédaction de l’accord sur la frontière maritime que l’accord-cadre est censé prolonger.

Le deal entre TotalEnergies et Israël (corollaire d’un deal entre Eni et Israël) accorde notamment à l’État hébreu un droit de regard, assimilable à "un droit de veto", selon les termes de Mike Azar, sur toute société souhaitant remplacer Novatek au consortium auquel est attribuée la licence d’exploitation du bloc 9. "L’accord prévoit que l’identité de tout partenaire éventuel au consortium soit approuvée par Israël et que ce partenaire soit lié par le présent accord , relève Laury Haytayan.

En outre, "aucun développement du gisement n’est possible, en vertu de l’accord, avant la signature par Total d’un accord détaillé relatif aux profits destinés à Israël", ajoute-t-elle.

Toujours en vertu du texte, TotalEnergies est tenu de partager avec Israël toutes les informations concernant le champ de Cana – où se situe le bloc 9. Et si un différend survient entre les deux parties liées par l’accord-cadre sur les limites de gisements potentiels que TotalEnergies aura repérés dans le bloc en question, le recours à un expert est prévu. Cela risque, le cas échéant, de durer des années, explique l’experte, en donnant l’exemple du litige israélo-chypriote sur une partie minime du champ d’Aphrodite "qui dure depuis dix ans".

Certes, poursuit-elle en substance, il n’est pas exceptionnel que deux pays se partagent un gisement commun, avec les complications qui s’y mêlent, mais ce qui est condamnable à ses yeux, c’est que les autorités libanaises, et avec elles le Hezbollah, ont fondé les négociations sur l’équation Cana contre Karish, et célébré une prétendue " victoire " sur cette base, alors qu’ils ont en réalité fini par "céder à Israël et Karish et toutes les décisions liées aux profits et gisements potentiels de Cana", dénonce-t-elle. "C’est cela ce que le Hezbollah appelle sa fierté!", martèle-t-elle.

Et Mike Azar de déplorer un accord-cadre dont les autorités libanaises n’ont peut-être pas l’expérience suffisante pour évaluer les retombées sur les ressources de leur pays.

En réponse, Wissam Chbat, proche du pouvoir, relève que la gestion du gisement commun entre le Liban et Israël a été faite "selon les normes prévues". Du reste, le fait que ce soit deux pays ennemis qui partagent ce gisement est ce qui caractérise la situation du Liban, "soucieux d’éviter toute normalisation". Ainsi, "l’accord-cadre ne nous intéresse pas", conclut-il.

Au premier rang, à droite sur notre photo, la Coordinatrice spéciale de l’ONU au Liban, Mme Joanna Wronecka.

Les défis de l’extraction et de l’exploitation

Des risques internes existent aussi concernant une mauvaise gestion par les autorités libanaises elles-mêmes de leur potentiel gazier. "Le développement, l’extraction et l’exportation du gaz constituent des défis extrêmement difficiles à relever", explique Mike Azar.

Le recours au gaz naturel liquéfié (ou LNG, de l’anglais liquified natural gas) pour assurer l’exportation, par opposition aux gazoducs, plus communs pour le pétrole, est selon l’expert en la matière un choix plausible pour le Liban (que parait d’ailleurs défendre implicitement Wissam Chbat). Mais le coût exorbitant d’un milliard de dollars/million de tonnes de LNG transporté impose l’extraction d’une quantité suffisamment importante pour justifier ce coût. Or si l’on retient l’estimation officieuse de "1,70 milliard de mètres cubes de gaz" contenu dans le gisement que TotalEnergies est chargé d’explorer, cette quantité ne justifiera pas le choix des LNG, affirme-t-il. Le Liban devra alors "partager l’infrastructure existante avec d’autres pays", constate-t-il. Ce qui ne sera pas, du reste, sans imposer l’enjeu, "politique plus que technique", pour le Liban de définir officiellement les contours de sa relation avec la Syrie – par laquelle passe le gazoduc arabe, seul gazoduc régional – comme le relève Laury Haytayan.

Si toutefois une plus grande quantité de gaz est découverte, il n’est pas sûr, poursuit Mike Azar, que "les circonstances" soient toujours les mêmes qu’aujourd’hui pour justifier un investissement dans l’extraction et l’exportation. L’expert confie que "dans son accord-cadre avec Israël, TotalEnergies a fixé à deux à quatre ans la durée des travaux d’exploration du bloc 9: c’est donc la durée estimée pour savoir combien de gaz ce bloc recèle". La phase dite de "pré-développement" qui doit s’ensuivre est, elle aussi, coûteuse et longue, et marquée par le défi principal d’attirer des investisseurs prêts à placer "plusieurs trillions de dollars" au Liban pour être remboursés seulement 15 à 20 ans plus tard. L’expert fait remarquer que le pays du Cèdre devra retenir un prix de marché inférieur à celui retenu actuellement dans le débat public interne, s’il veut rassurer les investisseurs potentiels sur les chances de pouvoir vendre le gaz à long terme.

Mais d’ici-là, plus d’un indice porte à croire que le marché du gaz risque de ne plus être le même, comme la tendance actuelle des sociétés d’hydrocarbures de ne pas investir dans les combustibles fossiles, en prévision peut-être d’une baisse de la demande de gaz en Europe dans dix ou quinze ans, constate en substance Mike Azar.

L’attaché de presse près l’ambassade d’Arabie Saoudite, Fares Hassan Amoudi

Le Liban risque de s’appauvrir

Le consultant de projets LNG dans différents pays du monde évoque enfin le risque que le Liban s’enlise dans des dettes supplémentaires, à l’instar d’autres pays ayant connu des découvertes gazières. Il donne l’exemple du Mozambique qui, en pleine élaboration du projet LNG, s’est trouvé en situation de défaut sur le paiement de sa dette à cause de prêts contractés en prévision des profits de l’exploitation gazière, avant même que ces profits ne se matérialisent. Le Liban ne parait pas étranger à ce comportement, au vu d’"erreurs" commises d’ores-et-déjà par le pouvoir et une partie du secteur privé. La tendance actuelle est de miser entièrement sur la perspective d’une richesse gazière, dont la valeur et la concrétisation restent pour l’heure théoriques, et d’occulter les réformes structurelles nécessaires à la bonne gouvernance, explique Mike Azar. Parce que sans bonne gouvernance, même le fonds souverain qui doit gérer les actifs gaziers du pays n’aurait pas, selon lui, de raison d’être.