Il y a dix ans, le 2 février 2012, disparaissait prématurément Nassib Lahoud, des suites du même mal innommable qui devait emporter, cinq ans plus tard, Samir Frangié.

Comme Frangié, Lahoud avait été, au cours des deux décennies précédentes, l’une des figures qui avaient pavé la voie au printemps de Beyrouth, en fondant, sous l’égide du patriarche maronite Nasrallah Sfeir et de l’archevêque d’Antélias Youssef Béchara, le Rassemblement de Kornet Chehwane.

Avec le Forum démocratique de l’ancien député Habib Sadek, Kornet Chehwane avait débouché sur la dynamique d’opposition plurielle du Rassemblement du Bristol, qui annoncera, par la voix de Frangié, le début de l’Intifada de l’indépendance suite à l’assassinat, le 14 février 2005, de Rafic Hariri.

Nassib Lahoud s’était progressivement imposé dans les cœurs comme le candidat principal à la présidence de la République, capable de redonner à l’époque une impulsion à la culture démocratique et étatique du pays, et de redorer au passage l’écusson familial, terni par un mandat capable de faire pâlir de jalousie tous les Vidkun Quisling de la planète.

Aurait-il pu en être autrement? Difficilement. Nassib Lahoud avait une vision claire de la présidence de la République, aux antipodes de l’aventure démagogique et destructrice du "mandat fort".

Il était parfaitement conscient de la nécessité pour l’État libanais d’avoir en même un temps un capitaine au gouvernail, sous le signe de la collaboration entre les pouvoirs, et un arbitre capable de se positionner au-dessus de la mêlée et de s’en remettre à la seule Constitution, qu’il avait contribué à établir en œuvrant à l’élaboration de l’accord de Taëf, en cas de confrontation entre les pouvoirs.

Il faisait partie de cette trempe d’hommes d’État ayant intégré la "libanité" dans son sens d’une identité à la fois soucieuse de ses particularités – liberté, souveraineté, démocratie, libéralisme, règne de la règle de droit, vivre-ensemble, pluralisme, diversité culturelle – ouverte sur son environnement arabe et convaincue du bien-fondé de bonnes relations avec ce dernier, et surtout avec les pays du Golfe.

Samir Frangié (debout) et Nassib Lahoud, assis au centre, entouré de Nadim Salem, Bassem Sabeh, Walid Joumblatt et Farès Souhaid, lors de la réunion du Bristol, en septembre 2004.

Son discours centriste était fondé sur une volonté de rassembler, l’unité étant le seul garant de la souveraineté dans un pays ouvert à tous vents. Partant, le ton était toujours posé, chaque mot choisi avec la plus grande attention, le responsable étant constamment préoccupé par la préservation des équilibres dans un pays au sein duquel la véritable force émane en fait de la capacité à pouvoir faire preuve de mesure et de modération dans la gestion du pluralisme politique et communautaire, sans dérives excessives.

Il était également alerte sur les enjeux d’une bonne gouvernance et d’une économie saine et transparente, débarrassée de la corruption.

C’est sur toutes ces bases et pour défendre ce projet et cette idée qu’il avait lancé son mouvement du Renouveau démocratique avec ses compagnons de route Nadim Salem, Assem Salam, Misbah Ahdab, Camille Ziadé, Antoine Haddad, Harès Sleiman, Mona Fayad, Malek Mroué, parmi tant d’autres, et qu’il avait été à l’époque le seul candidat à proposer un programme présidentiel moderne et complet.

C’est pourquoi, à son décès en février 2012, Nassib Lahoud sera pleuré par beaucoup comme le "président de la République de nos rêves".

À juste titre.

Le même effet suivra d’ailleurs, lorsque Samir Frangié succombe à son tour à la maladie en avril 2017, mais en bien pire encore. Avec l’avènement du " mandat fort " et sa déférlante de sectarisme populiste bon marché, il était devenu presque honteux de se prévaloir des parcours de personnes comme Nassib Lahoud ou Samir Frangié. Les résultats de l’expérience surhumaine, cinq ans plus tard, sont concluants, et les lendemains jaunes-oranges, qui chantaient déjà faux mais " forts ", se perdent désormais en d’affreux borborygmes. Mais à quel prix?

Si les deux hommes ont tous deux vécu de la même façon les infortunes des élections législatives de 2009, où ils avaient été arbitrairement mis au ban des alliances du 14 Mars à l’époque au profit de petites politiques, sinistre préfiguration de l’avenir, le destin aura quand même épargné au premier de témoigner des manœuvres qui ont conduit le camp du 14 Mars à se suicider politiquement en propulsant M. Aoun à la présidence de la République, ce qui n’a pas été le cas du second. Heureusement aussi pour lui (et tragiquement pour le Liban), le second n’a pas pu assister longtemps de l’ampleur de l’effondrement moral, politique et culturel du modèle qu’il avait toujours défendu.

Le Liban d’après 2016 est une bien mauvaise chose, celui d’après 2019 en est une toute autre, encore pire.

L’enfer, rappelons-le, est fait de cercles concentriques, mais le feu jaune-orange y crépite " fort " à tous les niveaux de la chute.

Et, que voulez-vous, en enfer, où tout espoir a d’ores et déjà été abandonné du grand portail dantesque, on se console comme on peut de la perte irréparable des êtres chers, même en se félicitant pathétiquement, dans notre propre malheur, que leurs souffrances aient au moins été abrégées…