Un mois environ avant l’assassinat de Lokman Slim, nous eûmes ensemble une conversation via la plateforme WhatsApp. Nous évoquions une interview radiodiffusée que j’avais donnée. Commentant mes propos, Lokman me déclara que le Hezbollah ne faisait pas partie intégrante du tissu libanais en tant que tel.

Un an après ce crime, la confirmation des propos de Lokman est venue de la bouche même du député Mohammad Raad, chef du groupe parlementaire du Hezbollah. Il vient de déclarer dernièrement: "S’ils souhaitent détruire le système bancaire libanais, qu’ils le fassent. Nous ne sommes pas les auteurs de ce système. Ce sont des volontés étrangères qui l’ont créé et c’est le Trésor américain qui le surveille de près. Aucun sou ne peut rentrer dans aucune de nos banques sans le contrôle étroit du Trésor américain". M. Raad insiste par ailleurs sur le fait que "quiconque possède une cause comme nous, possède la force nécessaire de résister et tenir bon… Dieu merci, nous avons des responsables suffisamment lucides, qui ont une vision claire de ce que nous devons faire afin de faire face à ce plan et le détruire".

Par là, nous comprenons que la "umma" (nation) de Mohammad Raad est porteuse d’une cause dont l’horizon dépasse de loin la superficie du seul territoire libanais. Ceci entraîne que le sort du Liban et de ses institutions n’entre pas en considération aux yeux des responsables de ladite "umma". De plus, tout ce qui fait le Liban semble être devenu un boulet à leurs pieds et aux pieds de l’axe géostratégique pour qui notre pays est à peine quantité négligeable. C’est pourquoi, la ruine totale du Liban, voire sa disparition, ne représente aucun dommage à leurs yeux. Les institutions libanaises sont toutes importées d’Occident et demeurent des éléments allogènes vis-à-vis de la "umma" de Mohammad Raad "porteuse d’une cause à laquelle elle voue un engagement inconditionnel d’honneur et de dignité".

Par conséquent, quiconque s’attache à ces mêmes institutions est un être insignifiant ne possédant aucune cause, aucune dignité, aucun honneur ni aucun engagement. Par contre, quiconque s’engage contrairement à la voie tracée, à l’image de Lokman, est forcément frappé d’anathème et doit disparaître. C’est précisément le sens du tweet lancé par Jawad Nasrallah, le propre fils du secrétaire général du Hezbollah, quelques instants après le meurtre de la victime. Ce tweet se terminait par le hashtag #Sans_regrets et disait: "La disparition de certains est un gain et une délicate gentillesse non prévue".

Le paroxysme du bénéfice engrangé par les commanditaires non-libanais fut exprimé par un calicot collé sur la porte de la demeure de Lokman Slim portant le slogan "Gloire au silencieux" [en référence au silencieux comme accessoire des armes à feu]. En dépit de cette menace à peine déguisée, Lokman ne fut pas saisi par la peur et n’a pas obtempéré. Ils redoublèrent de tentatives de le réduire au silence, il redoubla de témérité accrue dans son courage à ne pas se laisser impressionner par la peur. En fin de compte, ils passèrent du registre des menaces à celui de l’exécution, comme s’ils craignaient son courage. Sans doute redoutaient-ils surtout leur propre échec à pouvoir domestiquer Lokman. Ils craignaient surtout son organisation UMAM, véritable mémoire vivante qui archive et tient à jour la longue liste de leurs crimes et de ceux des autres.

De toute évidence, le refus catégorique et global du terrorisme dont faisait preuve Lokman les gênait. Un tel rejet n’épargnait pas le milieu socio-culturel complaisant de tels actes. Cette complaisance implique de ménager les dirigeants de ces réseaux qui n’ont cure des lois en cours. Ce qu’une telle culture exige c’est, ni plus ni moins, une condamnation sélective et non globale d’actes criminels. On voit cela à l’œuvre actuellement, où on s’évertue à dénoncer la corruption financière tout en observant un mutisme sépulcral à l’égard de l’occupation iranienne du Liban et de son arsenal illégal.

La personnalité de Lokman les déroutait. Ils ne parvenaient pas à le discipliner, à le faire rentrer dans les rangs. Par quel bout le prendre pour mater sa rébellion à l’égard de son propre groupe confessionnel? Appartenant à une communauté spécifique, pourquoi tenait-il tellement à vouloir faire prévaloir son individualité, les valeurs propres de son humanité, son identité citoyenne, au lieu de tout simplement se conformer à la vérité sociale inconsciente régissant le groupe?

Ce fut sans doute là, dans cette distinction paradoxale, que réside son plus grand crime. En s’affirmant lui-même, il s’est révélé supérieur à ses propres "Umam" (nations) foisonnantes de dossiers compromettants qui pavent la voie à la justice, au droit à la vérité, à la réconciliation mémorielle avec le passé, ainsi qu’à la capacité à tourner la page afin de construire une patrie commune. Mais la personnalité de Lokman était également supérieure à ses propres déclarations, soit directes soit indirectes par le biais du sobriquet surnommé " ma #copine_diabolique ".

La décision de le liquider résulte d’un tel paradoxe. Le fils originel de la banlieue-sud de Beyrouth, qui a toujours résidé dans la demeure familiale de ce quartier, ose donc se distinguer de son environnement naturel et confessionnel dominé par le Hezbollah qui soumet toute volonté soit par la voie de l’anathématisation, des menaces et de la terreur, soit par le clientélisme opportuniste que facilite la corruption.

Dès lors, il était devenu un rebelle, voire un apostat, au sein d’une société qui n’avait plus d’autre choix que la soumission à la doctrine théologico-politique du Vicariat du Jurisconsulte (wilayat el-faqih), c’est-à-dire au projet iranien expansionniste et destructeur des pays arabes par l’utilisation de leurs communautés chiites comme combustible stratégique. Dans ce contexte, répandre son sang devient licite, vu qu’il refusait d’obtempérer à tous les moyens traditionnels de le réduire au silence. Ses déclarations sont proclamées anathèmes, en contradiction totale avec les dispositions canoniques, avec le projet de wilayat el-faqih. Lokman avait tôt pressenti la nature de cette doctrine dès l’apparition du slogan: "Ma sœur, ton tchador est plus précieux que mon propre sang", bien avant "Ô Jérusalem, nous arrivons vers toi", ce qui indique que la doctrine du tchador est de loin supérieure aux exploits guerriers du jihad. Cette clarté de visionnaire l’amènera à dévoiler le lien étroit et logique entre le stockage du nitrate d’ammonium au port de Beyrouth, à l’origine de l’explosion criminelle qui dévasta la ville, et l’utilisation par le régime syrien des barils d’explosifs pour exterminer son peuple.

Ce faisant la liquidation de Lokman était devenu impérative d’autant plus qu’il fallait, par un tel crime, terroriser toute volonté d’opposition au sein de ce milieu particulier. Nul ne pouvait imiter Lokman et affronter rationnellement cet axe qui a kidnappé la souveraineté libanaise.

Réduire Lokman au silence, tel était le mot d’ordre qui circulait depuis un certain temps, grâce à une série de campagnes dilatoires faisant de lui un traître et un agent israélien sans preuve aucune.

Ce qui est exigé c’est de servir les intérêts de la cause de leur "umma", de ce projet qui nous inonde de sa révolution afin de venir à bout de notre sécurité et de ruiner nos économies, transformant ainsi nos pays en autant d’arènes propices à toutes sortes de combats féroces, d’actes de terrorisme, d’assassinats, toutes choses menant à la généralisation du chaos et de la corruption. Ainsi, le projet de cette "umma" particulière s’oppose point par point à UMAM de Lokman prometteuse d’espoir social de justice et de rationalité. C’est ce qui arriva, la "umma" liquida le créateur de UMAM.

Après le crime, la peur demeure et persiste et c’est sans doute l’objectif visé par l’assassinat.

Ce qu’attend de nous la direction tant louée par Mohammad Raad, c’est précisément de nous taire, de tuer en nous toute velléité de parole avant qu’avec ou sans silencieux nous soyons réduits au silence. La scène du crime demeure ouverte à tout vent dans un pays en plein naufrage.

Il est probable que ceux qui mènent ces forces oublient ou font semblant d’oublier, à l’image de toutes les dictatures qui se sont suicidées ou qu’on a fini par abattre, que la colère est plus efficace que le mutisme pour affronter le meurtre de toute parole. On rappellera les mots du dicton de Lokman "Quiconque est forcé de se taire aujourd’hui, ne pourra pas hurler demain".

L’assassinat de Lokman ne cesse de hanter les esprits de la "umma" de Mohammad Raad. C’est pourquoi sa mort violente ne doit pas nous faire peur. Il est vrai que leurs armes à feu sont pourvues de silencieux, mais chaque Libanais loyal à sa patrie dispose du courage nécessaire pour affirmer "zéro peur" et appeler les choses par leur nom afin d’affronter sans cesse l’occupation iranienne.

Et s’ils hésitent à faire face aujourd’hui, demain ils seront complètement démunis et ne pourront même plus hurler.

*Le titre peut dérouter le lecteur francophone tant il joue sur l’homophonie entre "UMAM" et "umma", à l’occasion du premier anniversaire de l’assassinat de Lokman Slim. Ce dernier avait créé le Centre de recherche et de documentation UMAM, très actif dans le travail sur les libertés politiques et la mémoire collective, notamment celle des guerres que le Liban et le Proche-Orient ont connues. Mais le terme "umam", en arabe, est un pluriel de "umma" qui traduit habituellement le vocable de "nation". L’auteur de l’article souhaite donc montrer la contradiction entre l’organisation UMAM de feu Lokman Slim et la "umma  de Mohammad Raad, chef du groupe parlementaire du Hezbollah.