Dans l’affaire des incidents de Aïn el-Remmaneh, la justice s’était empressée de mettre en cause le chef des Forces libanaises Samir Geagea, mais avait ignoré une plainte déposée contre le chef du Hezbollah qui avait lâché ses hommes contre Aïn el-Remmaneh.

Abus de droit, abus de recours, abus de procédure : le cafouillage judiciaire qui aggrave la décrépitude de l’État libanais fait renaître dans les esprits la funeste ère de l’occupation syrienne, lorsqu’une partie de la justice libanaise avait consenti à servir d’instrument manipulé par l’occupant et son appareil sécuritaire, face aux opposants dans le pays.

Tout le cirque judiciaire qui se produit aujourd’hui au Liban relève d’un jeu sournois et malsain dont la finalité est de détourner l’attention des véritables problèmes et de jeter en pâture aux Libanais des cibles triées sur le volet. Ce faisant, ceux qui dans les sphères politiques tirent les ficelles de ce jeu destructeur essaient de se soustraire à toutes responsabilités dans le déclin de l’État et l’effondrement du pays et de se maintenir en place, sans avoir à rendre compte de quoi que ce soit, en s’attribuant le beau rôle dans une guerre folklorique dont ils espèrent un regain de popularité à l’approche des élections législatives.

La procureure générale près la cour d’appel du Mont-Liban Ghada Aoun, proche du camp présidentiel et apparemment résolue à étouffer le pilier de l’économie libanaise, a eu jeudi l’ingénieuse idée d’interdire à six banques les transferts de fonds à l’étranger, sanctionnant du coup des milliers de Libanais qui doivent maintenant se soumettre à une procédure encore plus compliquée que d’habitude pour justifier leurs transferts.

Dans le même temps, le premier juge d’instruction du Mont-Liban, Nicolas Mansour, maintenait en détention Raja Salamé, le frère du gouverneur de la Banque du Liban Riad Salamé, dans le cadre de l’enquête sur une affaire d’enrichissement illicite et de blanchiment d’argent. Il a convoqué pour jeudi prochain le gouverneur pour une audition dans le cadre de la même enquête.

Des poursuites contre Geagea

Parallèlement, le commissaire du gouvernement près le Tribunal militaire, Fadi Akiki, décidait d’engager de nouvelles poursuites contre le chef des Forces libanaises Samir Geagea, dans l’affaire des affrontements de Tayouné du 14 octobre 2021 (entre des partisans du Hezbollah et d’Amal et des habitants de Aïn el-Remmaneh qui empêchaient ces derniers, armés jusqu’aux dents et criant " Shiaa shiaa " d’entrer dans leur quartier), alors même que le dossier de l’enquête est aux mains du premier juge d’instruction, Fadi Sawwan.

Pendant ce temps, l’enquête sur l’explosion du 4 août 2020 au port de Beyrouth reste bloquée à cause d’un nombre record de recours contre le juge d’instruction Tarek Bitar. Quant aux anciens ministres et responsables de sécurité mis en cause dans cette affaire, mais qui bénéficient d’une couverture politique, ils circulent en toute liberté ou préparent leurs campagnes électorales le plus calmement au monde.

Et la plainte déposée l’année dernière par les avocats Majd Harb et Élie Kyrillos auprès de Ghada Aoun contre le réseau financier illégal du Hezbollah, al-Qard el-Hassan, repose dans un des tiroirs du Palais de justice de Baabda. À l’époque, Mme Aoun avait chargé le service de sécurité de l’État, également proche du camp présidentiel qui flirte avec le Hezbollah, de mener une enquête sur les activités d’al-Qard el-Hassan. Inutile de préciser qu’aucune suite n’a été donnée depuis à cette affaire, le Hezbollah ne faisant pas partie des cibles de cette magistrature instrumentalisée, comme le montre l’absence de toute réaction des appareils judiciaires au verdict du Tribunal spécial pour le Liban, qui avait confirmé la culpabilité de trois membres de la formation pro-iranienne dans l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri.

Dans ce délire judiciaire qui se poursuit depuis des semaines, l’annonce de poursuites inopinées contre Samir Geagea par un magistrat également proche du camp présidentiel et des parties plaignantes, à savoir Amal et le Hezbollah, confirme, à cause du timing et des circonstances qui l’entoure, l’arbitraire au niveau d’une justice instrumentalisée à des fins politiques.

Un excès de zèle

Car pour commencer, le dossier de l’affaire de Tayouné n’est plus entre les mains de Fadi Akiki, mais avec le premier juge d’instruction Fadi Sawwan, chargée de l’enquête. Le commissaire du gouvernement près le Tribunal militaire a fait état de "nouvelles données" pour justifier sa décision, sans pour autant convaincre les avocats du chef des FL, qui soulèvent une série de vices de procédures depuis le début de l’enquête. Les personnes arrêtées parmi les habitants de Aïn el-Remmaneh, dont quatre restent aujourd’hui en détention à cause de recours présentés contre eux par des avocats d’Amal et du Hezbollah, avaient été soumis pendant plusieurs jours à des interrogatoires sans que les avocats qui s’étaient mobilisés pour les défendre ne soient autorisés, conformément à la loi, à y assister.

Les pièces du dossier réclamées par les avocats qui voulaient notamment voir les vidéos qui montrent à visage découvert les assaillants armés de Aïn el-Remmaneh leur ont été refusées.

Plus encore, le commissaire du gouvernement près le Tribunal militaire, qui a mis en cause Samir Geagea en octobre 2021, pour incitation au meurtre, est l’époux de la nièce de Nabih Berry, chef du mouvement Amal qui a déploré des victimes dans les affrontements.

Parallèlement, les avocats des parents des détenus de Aïn-el Remmaneh avaient porté plainte devant Ghada Aoun contre Hassan Nasrallah qu’ils accusent d’avoir envoyé des hommes armés pour semer des troubles dans leur quartier. Mme Aoun, qui fait preuve d’une célérité incomparable dès qu’il s’agit d’ébranler le secteur bancaire, s’était contentée de confier le dossier, encore une fois, au service de Sécurité de l’État. On ignore même si ces investigations ont été lancées, alors que la justice militaire s’est empressée de mettre en cause directement Samir Geagea dans cette affaire, la plupart des jeunes arrêtés dans le quartier agressé par les hommes d’Amal et du Hezbollah étant des partisans des FL.

Une double plainte

A cause de tous ces vices de procédure et en raison du conflit d’intérêt flagrant dans ce dossier, les avocats du chef des FL ont présenté le 16 mars dernier une plainte devant l’Inspection judiciaire. Le jour même, ils ont présenté devant la cour d’appel civile de Beyrouth un recours en dessaisissement du dossier contre le juge Akiki, qui a refusé d’en être notifié. Selon des sources proches du dossier, le magistrat a donné congé à ses assistants et s’est lui-même enfermé chez lui pour ne pas avoir à accepter la notification. C’est à partir de son appartement d’ailleurs qu’il a engagé les poursuites contre Samir Geagea, une semaine après que le chef du Hezbollah Hassan Nasrallah a annoncé dans un discours que "ceux qui voteront pour Samir Geagea, voteront pour les meurtriers de Tayouné ".

Dans ce contexte, il y a lieu de rappeler que M. Geagea avait été convoqué une première fois par Fadi Akiki en octobre 2021, mais qu’il avait posé comme condition pour se présenter devant le magistrat que ce dernier convoque également Hassan Nasrallah, qui avait lâché ses hommes armés contre Aïn el-Remmaneh.

Quoi qu’il en soit, le timing des nouvelles poursuites contre Samir Geagea, à deux mois des législatives, ne peut en aucun cas être fortuit.

Vendredi, le front souverainiste pour le Liban doit tenir une réunion à huis-clos pour discuter de cette affaire, rapporte l’agence libanaise de presse al-Markaziya, et devra tenir une autre samedi, en présence des avocats des détenus de Aïn el-Remmaneh qui avaient présenté une plainte contre le secrétaire général du Hezbollah.