" Wagner est le cheval de Troie de la Russie en Afrique ", affirme l’analyste politique Saidik Abba. Selon un haut-gradé américain, la junte malienne verserait 10 millions de dollars mensuellement à Wagner. Une présence qui pose un problème aux Occidentaux.

Slogans anti-Français, drapeaux russes, discours contre l’ingérence. " À bas la France ! Vive la Russie ! ". Dans les rues de Bamako, le ton est donné. Depuis le coup d’État, de jeunes militaires ont verrouillé l’appareil étatique et mènent le Mali vers l’inconnu, le pays étant désormais placé sous de lourdes sanctions économiques par la Cédéao. À sa tête, Assimi Goïta, un militaire de trente-neuf ans perçu comme l’homme providentiel par ses supporters ; il est présenté comme celui qui va ramener l’ordre et lutter contre le terrorisme, là où la France " a échoué ces dix dernières années ". Ces scènes tournées par les équipes de France 24 début février montrent le tournant entrepris par ce pays d’Afrique de l’Ouest. Le président français est accusé d’être " un assassin " et l’hostilité envers l’armée française va crescendo dans les manifestations hebdomadaires.

Diabolisée, la France cède à présent sa place à la Russie, qui mène depuis plusieurs mois une guerre de l’ombre et d’influence sur le continent africain, par le biais de la milice Wagner composée de mercenaires russes. Discrets sur le terrain et devant les caméras, les forces de Wagner sont pourtant amenées à collaborer étroitement avec les militaires de la junte au pouvoir. Si cette présence russe n’est pas officiellement reconnue par Moscou, de forts soupçons subsistent quant au commandement. Le groupe privé est engagé dans différents pays d’Afrique sub-saharienne, mais aussi en Syrie ou en Libye. Les sociétés militaires privées (SMP) russes sont devenues des acteurs majeurs de la géopolitique de Moscou en Afrique, entre intérêts financiers et influence politique.

" Wagner est le cheval de Troie de la Russie en Afrique ", selon l’analyste politique Saidik Abba. " On se souvient que le Kremlin avait organisé un grand sommet avec l’Afrique sous l’égide de Poutine. Il y a une très grande porosité entre Wagner et l’État russe. En Centrafrique, Wagner utilise même des infrastructures de la Russie, des avions, des équipements. Il y a une reconquête du continent africain, comme au temps de l’URSS : beaucoup de pays africains étaient avec ou contre l’Occident durant la guerre froide. Il y a eu une période de flottement jusqu’à aujourd’hui, la Russie signant son grand retour ", estime M. Abba.

" 10 millions de dollars pour Wagner "

Ce retournement d’alliance est inédit pour le Mali. Aidée des mercenaires de Wagner, la junte malienne poursuit son " nettoyage " du pays. La force " Takuba " (sous commandement français) est perçue d’un mauvais œil par la junte, qui a ordonné le retrait du contingent danois. Dans le même temps, l’ambassadeur de France a été prié de quitter le territoire malien. " Des mesures irresponsables ", selon le ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian, qui a dénoncé la " confiscation inacceptable " du pouvoir.

Pour l’analyste politique, " les Russes ne s’encombrent pas de savoir si la junte a un agenda, si le retour à la démocratie est prévu. Ils ne posent aucune condition vis-à-vis des droits de l’homme, ce qui compte pour eux c’est de gagner du terrain ".

Face au contexte actuel, l’avenir des opérations militaires sous commandement français semble incertain. Lancée le 1er août 2014 au Sahel, l’opération Barkhane destinée à lutter contre le terrorisme djihadiste pourrait être réduite, voire suspendue si la junte au pouvoir continue de s’isoler de la communauté internationale. Au Burkina voisin, Wagner a fait une offre aux putschistes pour former l’armée burkinabée et la rendre opérationnelle rapidement.

" Actuellement, la force Wagner est présente au centre du Mali, elle pourrait continuer à y opérer tandis que les forces de l’UE resteraient dans la zone des trois frontières, communes au Mali, au Burkina et au Niger ", selon Saidik Abba. Un scénario semblable au terrain syrien pourrait donc se profiler à l’horizon, où Américains, Kurdes, Russes et soldats du régime se côtoient. Au total, des sources parlent d’une " vingtaine de pays touchés " par Wagner.

Le chef du commandement américain pour l’Afrique, le général Stephen Townsend, a dit avoir des " raisons de croire " que le Mali versait 10 millions de dollars par mois à Wagner. " La France est à la tête de la lutte anti-terroriste, or cette lutte n’a pas donné de résultats concrets. Cette déception dans la qualité des résultats a amené à chercher un autre partenaire, c’est là où les Russes sont entré en scène avec leur offre de service ", souligne M. Abba.

" Je pense néanmoins que pour le Sahel, ce sera plus compliqué. C’est plutôt la Turquie qui est influente dans cette zone, en décembre 2021 elle a signé un accord militaire avec le Niger. Il y a également eu l’achat de drones par le gouvernement fédéral Éthiopien, en lutte avec les rebelles du TPFL, ces drones ont été utilisés massivement. La capacité russe au Sahel reste donc limitée ", explique Saidik Abba.

Poutine aux manettes

Officiellement, Wagner n’existe pas. Pas d’enregistrement, pas d’impôts, pas d’organigramme. L’Union européenne avait sanctionné en 2020 l’oligarque russe Evgueni Prigojine, proche de Poutine et financier présumé de Wagner. Alexeï Moukhine, directeur du Centre de l’Information Politique à Moscou, convient d’un prisme africain: " les intérêts de nombreux Etats, y compris de la Chine, y convergent. Et tout Etat a le droit de défendre ses biens commerciaux ! ", affirme-t-il à l’AFP.

Selon Catrina Doxsee du CSIS, l’idée est de " permettre à la Russie d’étendre son influence géopolitique et de rétablir ses accords obtenus avant la chute de l’Union soviétique ". Le sommet Afrique-Russie en 2019 a constitué à ce titre un tournant. Depuis, la présence des SMP n’a fait que s’y accélérer. " Il y a une politique africaine de la Russie, notamment dans la zone d’influence traditionnelle française ", confirme Djallil Lounnas, chercheur à l’université marocaine d’Al Akhawayn.

L’Union européenne, qui a suspendu temporairement sa formation des militaires en Centrafrique en invoquant la mainmise de Wagner, ne la reprendra que s’ils cessent d’être " employés " par la société russe, a affirmé jeudi à Bangui le chef de l’état-major de l’UE. Moscou ne reconnaît officiellement la présence que de 1.135 " instructeurs non-armés " dans ce pays en guerre civile depuis 2013. Pour l’heure, les Occidentaux n’ont pris aucune décision significative pour endiguer l’emprise russe sur le continent.

" Dans la transition politique malienne, rappelons aussi l’aspect russophile des officiers, certains comme le ministre de la Défense ou le patron de la Sûreté de l’Etat ont été formé en Russie. Enfin, les maladresses françaises n’ont pas aidé à apaiser la crise. Toute cette conjoncture a permis à la Russie d’arriver jusque-là. Beaucoup pense à Bamako que le changement va arriver alors que la Russie ne va pas faire grande chose, en réalité ", conclu l’analyste Saidik Abba.