Dans un jeu d’équilibriste, le Vatican tente de se positionner en médiateur dans la crise ukrainienne, maintenant les contacts avec l’Eglise orthodoxe, pourtant acquise au régime russe, tout en condamnant moralement la guerre. Une position " d’entre-deux " difficilement tenable, le Pape étant considérée comme partie prenante appartenant au camp occidental. Face au raidissement de l’Église orthodoxe russe, le Vatican a dû durcir le ton, appelant ce mercredi à prier pour les victimes de Kiev. Du côté russe, l’Eglise orthodoxe semble totalement acquise aux intérêts du pouvoir, dans un césaro-papisme qui assimile religion à État. Pour rappel, une des pommes de discorde entre Kiev et Moscou réside dans le statut autonome de l’Eglise orthodoxe ukrainienne, considérée " autocéphale " par le Patriarchat de Constantinople,  un statut que ne reconnait pas Moscou. Les dimensions religieuses du conflit ne sont donc pas à écarter. 

 

Un fidèle brandit le drapeau ukrainien durant l’audience hebdomadaire du pape François, le 16 mars 2022 au Vatican. (AFP)

Maintenir le dialogue avec l’Église orthodoxe russe sans avoir l’air de trahir les millions de catholiques ukrainiens: depuis le début de la guerre, le Vatican se voit contraint à un délicat exercice de funambule diplomatique dans l’espoir de jouer les médiateurs.

" Disposition " à aider dans les négociations, visite inédite du pape à l’ambassade de Russie, conversations téléphoniques… Dès l’invasion russe de l’Ukraine, le 24 février, le Saint-Siège n’a pas ménagé ses efforts pour parvenir à un cessez-le-feu.

Pourtant, la mécanique arbitrale du Saint-Siège, qui s’est illustrée par le passé comme lors du différend territorial entre l’Argentine et le Chili en 1984 ou le rapprochement entre Cuba et les États-Unis en 2014, paraît moins puissante depuis le début de la guerre.

Bien que le pape prenne le soin de ne pas nommer la Russie en tant qu’agresseur, " il est inévitablement considéré comme juge et partie ", souligne auprès de l’AFP Bernard Lecomte, spécialiste du Vatican et de l’Europe de l’Est, rappelant qu’il y a en Ukraine " cinq à six millions de catholiques " de rite byzantin.

De ce fait, le Vatican se voit contraint à jouer les équilibristes, en condamnant moralement la guerre tout en ménageant la Russie et son Eglise orthodoxe, au premier rang de laquelle le patriarche Kirill, proche allié du président Vladimir Poutine et pilier de son système.

Car depuis plusieurs années, le Saint-Siège est engagé dans un réchauffement avec l’Orthodoxie russe, une politique qui a abouti, en 2016, à une rencontre historique entre le pape et Kirill, une première depuis le schisme de 1054 entre chrétiens d’Orient et d’Occident. En décembre, le souverain pontife avait même laissé entrevoir une nouvelle rencontre avec son " frère ", " à un horizon proche ", désormais plus que jamais compromise.

Alors que la modération du Vatican lui avait déjà valu les critiques de certains observateurs la jugeant trop permissive, cette position est d’autant moins comprise depuis que le haut prélat russe a justifié l’opération militaire, y voyant un affrontement contre les " forces du mal " qui " combattent l’unité " historique entre la Russie et l’Ukraine.

Ces propos ont contraint François, qui s’était jusqu’alors cantonné à multiplier les appels à la paix, à sortir de sa réserve, désignant la Russie en filigrane. Il a fustigé une " agression armée inacceptable " et le " massacre " d' "innocents ", évoqué le personnage biblique de Caïn ayant tué son frère Abel, puis déploré vendredi un " abus pervers du pouvoir ".

Ces déclarations " compromettent encore plus son impartialité ", relève l’historien norvégien Stein Tønnesson, membre du Peace Research Institute d’Oslo, qui se dit " pessimiste " quant aux chances du Vatican de jouer un rôle de médiateur.

" Il y a un vrai tournant: cela pousse la diplomatie vaticane hors de ses retranchements de Realpolitik ", analyse Constance Colonna-Cesari, autrice du livre " Dans les secrets de la diplomatie vaticane ".

De son côté, Kirill est lui-même mis en difficulté par les protestations d’une partie de son clergé en Ukraine qui exige de rompre tout lien avec le patriarcat de Moscou.

Au côté de ses efforts diplomatiques, où la discrétion est toujours de mise, le Vatican s’active sur le plan humanitaire, via ses réseaux d’aide aux réfugiés ou l’envoi de cardinaux sur le terrain. Mais François tient à laisser ouverte une autre porte: le dialogue religieux.

Mercredi, lors d’un appel vidéo entre le pape et Kirill, le Saint-Père a déclaré que l’Eglise " doit éviter le langage de la politique ", appelant à " unir les efforts pour aider la paix ".

" L’œcuménisme est un corollaire de l’action diplomatique et réciproquement ", explique à l’AFP Constance Colonna-Cesari, rappelant " le poids du patriarcat orthodoxe dans le pouvoir russe ". " Et ce n’est pas seulement un calcul: François est animé d’une vraie fibre pour le dialogue interreligieux ".

Jorge Mario Bergoglio " a intérêt à se cantonner au spirituel, à jouer des valeurs, des symboles, des références, mais surtout sans parler politique, ce qui le discréditerait immédiatement ", renchérit Bernard Lecomte.

Vendredi, le jésuite argentin a convié les évêques du monde entier à participer le 25 mars à une cérémonie pour la Russie et l’Ukraine à la basilique Saint-Pierre. " Tant que l’on restera sur le plan spirituel, il y aura une infime possibilité de dialogue. On sait dans l’histoire que ces canaux-là, à un moment, peuvent être très précieux. "

Avec AFP