Le prénom, comme histoire de vie. Le prénom, langue originelle, nous raconte. Le prénom, comme cri lancé par les parents au monde. Le prénom et ses liens à l’identité, à la singularité. Entre deux cultures, quels échos poursuivre?

"Pourquoi Élie et pas Elias? Pourquoi en français?  De quoi as-tu honte? Aurais-tu honte de l’arabe?" Mais Carmen n’a pas cédé à la voix de sa belle-mère. On l’appellera Élie. Elias dans les registres officiels, Élie dans la vie, c’est sa condition.

(Tu tenais ton compromis avec la tradition: tu avais accepté de nommer ton aîné Elias, du prénom du grand-père. Elias, Élie, quelle différence? Même prénom en version française pour la bonne équité culturelle, Orient/Occident. Élie, Elias et alors? Les Paul ne s’appellent pas Boulos, ni les Pierre Boutros. Les mêmes pourtant d’une langue à l’autre. Ni les Jean Youhanna. Pourquoi pas Élie?)

Carmen s’est justifiée devant Joséphine avec patience et tact pour éviter le conflit avec sa belle-mère. "Mes enfants, s’ils quittent un jour le Liban. Oui, qui sait. Pour la France. Ou ailleurs. Pourquoi leur compliquer la vie? Je ne veux pas qu’on trébuche sur leur prénom. Qu’on écorche leurs syllabes. Pourquoi leur imposer des prénoms chargés par leur origine? Et non, je ne trahis pas mon pays, non, tu exagères." Ce jour-là, Joséphine s’est contentée d’un hochement de tête et de vagues réponses mâchouillées. "P’vrai s’beau Lyéss p’d’accord." Ses petits yeux plus petits que jamais de noirceur contrariée.

Elle ne s’est pas opposée à Carmen, mais un Lyéss lui échappe de temps en temps quand elle parle à son petit-fils, comme pour faire chanter ses ancêtres. Puis elle se reprend, pour ménager leur lien, moins par affection pour Carmen que pour rester proche de son fils, la lumière de ses yeux. Son Farid, son "unique". Fière de sa langue qui noue noms et sens. Sa belle, puissante langue. Elle ne comprend pas Carmen; pourquoi ce complexe de l’arabe, déformer Lyéss en Élie?

Joséphine se vante souvent de son intuition, appeler son fils Farid – unique –, sans savoir qu’elle n’aura pas d’autres garçons. Elle a pourtant essayé: cinq filles et lui, l’unique. Avant elle, sa mère, une série de six filles. Hérédité ou malédiction que d’être privée de fils dans un pays où les garçons sont si attendus, désirés? Joséphine la benjamine, porte le prénom projeté depuis le début au fils jamais né. Ce double, ce frère-fantôme qu’elle n’a jamais eu: le Joseph de ses parents.

Carmen a du caractère, Joséphine la voudrait plus docile, comment s’assurer que cette femme (et pas une autre, "plus traditionnelle") rendra son Farid heureux. Elle reconnaît, son unique a bien choisi sa femme, Carmen sait faire des garçons. Deux de plus avec les jumeaux, s’ils avaient pu naître. "Guy et Gérard. Pas la peine d’essayer, mes jumeaux auront des prénoms français." Carmen a refusé toute discussion pendant ses cinq mois de grossesse. Mari, parents, belle-famille, personne pour comprendre son choix. "Tu l’écriras comment Guy en arabe? Ce G qui n’existe pas dans notre alphabet, tu feras comment? Ça donnera quoi à l’écrit? Tu y as déjà pensé?"

{Ils ont raison, tu te dis. Peut-on vivre d’un prénom impossible à écrire en langue maternelle? L’enfant serait-il alors arraché à sa culture? Tu y avais pensé, mais trop tard, Guy et Gérard avaient commencé à exister en toi avec leurs prénoms. Tu trouvais ce double G. adapté aux jumeaux. Tu en parlais à ton mari. G pour Guy, G pour Gérard; gémellité phonétique. Même lettre, mêmes êtres, différents sons. Tu trouvais beau ce jeu de langue. Jusqu’au jour où… peut-on mourir d’être mal nommé? Pure superstition, tu sais qu’ils n’en sont pas morts. Depuis que tu as perdu Guy et Gérard, tu écris en cachette. Des pages entières de possibles prénoms, comme conjugaisons ou improbables tables mathématiques. Tu écris des textes aussi, sans réfléchir, tu te noies de phrases. De quelle faute implores-tu d’être absoute? Qu’espères-tu des mots? On parle bien de mektoub, la puissance de "l’écrit". Que les mots te libèrent du poids des noms.)

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