Dans le cadre de Beyrouth, une ville à l’œuvre aux usines Arboyan, qui se tient du 19 septembre au 9 octobre, l’Institut français du Liban a présenté le vendredi 7 octobre, à 18h, une projection du film After the End of the World réalisé par Nadim Mishlawi, en présence de Bernard Khoury, Georges Arbid et Georges Schoucair (producteur du film). La projection a été suivie d’une table ronde, intitulée Architecture et Mémoire, à laquelle ont participé Bernard Khoury, architecte aussi fantasque que rebelle, Rudy Ricciotti, son confrère et ami, et Georges Arbid, modérateur. Les sujets abordés: la portée mémorielle de l’architecture, la question (sensible) de la préservation des silos du port de Beyrouth, ainsi que la modernité dans son visage public. Bernard Khoury répond aux questions d’Ici Beyrouth qui revient sur l’ensemble de son parcours.

Bernard Khoury méprise les couloirs sombres des grandes écoles, les cocons académiques et les systèmes régulés. Pour lui, la poésie ne s’enseigne pas. Ainsi en va-t-il de l’architecture. La sienne se veut humaniste. Lui, l’homme en noir qui répond aux critiques par un sourire narquois, est idéaliste, à sa manière. Il rêve d’un monde dynamique où le rouge électrique ranime les idées ternes et mornes… alors il le construit. Il écrit au stylo noir et ses créations, en majorité reconnues par leur noir, sont des extensions de son encre infatigable. Avec chacune de ses constructions, il pose un acte politique, en espérant trouver un écho concret à ses initiatives. Tisser des liens urbains, mais surtout sociaux, telle est pour lui la mission de l’architecture, lui, "l’électricien du plaisir", "l’ingénieur aéronautique", le "faiseur de situations". Rebelle et humaniste. Loin du sucre et du miel, il s’acharne à décrocher la lune. Il rêve et il façonne le monde à sa manière. Depuis le monde de la nuit jusqu’aux immeubles d’habitation, en passant par les banques… Libre. Il donne des ailes à son imagination et un essor à son âme de pilote de course. Il visionne, crée une histoire, l’exécute et reprend la route… ou son stylo noir teinté d’humour – noir aussi parfois. Il essaie d’insuffler une dose de plaisir – corsé – dans sa tête, un air de musique, celle du divertissement dans la nuit noire, des chiffres "noir sur blanc" dans le secteur bancaire où il a aussi apposé sa marque, et une odeur de café noir provenant du balcon d’un certain immeuble bâti selon les lois du gabarit… parce qu’il rêve d’un monde plus connecté, où les voisins ne se tournent pas le dos et où le béton de la ville redevient humain.

L’architecture un talent dans les gènes?

Oui, mon père était architecte et ma mère aussi. Ma mère était la première architecte inscrite à l’ordre des architectes au Liban. La carrière de mon père fut très riche et intéressante. Il faisait partie de la deuxième génération d’architectes locaux. Il a vécu la période la plus fructueuse de l’architecture; son parcours professionnel remonte aux années 60-70, au coeur des Trente Glorieuses. En ce temps-là, il existait des projets ambitieux sur le plan social, politique et culturel. Cette génération et ces mouvements modernes héroïques étaient très impliqués dans un projet moderne qui faisait presque l’unanimité à l’époque. Beyrouth a joué la carte de la modernité durant les trente années qui ont suivi l’indépendance. Je dirais que cette ville a quand même gardé de beaux restes. J’ai ouvert les yeux à une période où l’architecture, dans l’environnement où j’ai grandi, pouvait encore faire rêver. J’ai été élevé au sein de murs que mon père avait construits, j’ai dormi dans des lits que mon père avait dessinés. Plus qu’un architecte, il était aussi concepteur et fabricant de meubles; une tradition familiale qui remonte à mon grand-père. Sans aucun doute, dans mon parcours, le facteur ADN joue un grand rôle.

Le B018 en 1998 était bel et bien un défi…

Il fait partie de mes premiers projets. Il s’est passé beaucoup de choses depuis. Mais pour revenir au tout début, je ne l’ai pas cherché; cela faisait partie d’un exercice qui s’inscrivait dans des stratégies de survie. Dans les années 90 de l’après-guerre, on visait tous à de grands projets de reconstruction qui consistaient en fait à bâtir une nation et non pas seulement des bâtiments. Les projets devaient être politiques, sociaux, culturels et économiques, passant par les définitions de l’État et basés sur l’Histoire commune. Rien de tout cela ne s’est passé et beaucoup d’entre nous se sont retrouvés à la fin des années 90 très désillusionnés, à la recherche d’autre chose, d’autres formes, d’autres moyens; nous voulions écrire notre propre Histoire… une Histoire qui ne soit pas consensuelle dans un environnement en convalescence perpétuelle. C’est à ce moment-là que nous avons compris qu’il n’y aurait pas de projet de reconstruction telle qu’on l’entend dans le sens occidental du terme. Beyrouth ne s’est jamais reconstruite. Beaucoup d’entre nous ont enterré le projet nation. Et il nous a fallu aller chercher ailleurs d’autres manières de produire du sens et de faire un travail politique, sans nécessairement passer par les territoires conventionnels de la politique.
Dans la période de l’après-guerre, rien n’a été construit; ni musées, ni écoles, ni hôpitaux, ni projets sociaux, ni opéras. Il a fallu chercher un territoire d’intervention qui était peut-être moins noble à priori. J’ai commencé au plus bas des échelons: dans le divertissement. Ces constructions consistaient en des bâtiments temporaires bâtis avec de très petits budgets; des restaurants, des boîtes de nuit, des bars, sur des terrains, parcelles ou zones très problématiques. Il n’a pas fallu creuser très profond pour se rendre compte que ces sites d’interventions étaient explosifs et chargés d’une histoire que beaucoup avaient tendance à occulter. C’est là que j’ai commencé, en essayant de traiter des cicatrices très visibles d’un passé pas très lointain qu’on a toujours du mal à formuler.

À quoi pouvez-vous comparer la Beyrouth d’avant le 4 août 2020?

Je compare très souvent Beyrouth à une salle bondée d’individus qui se frottent les uns aux autres, se tournant le dos et ne s’adressant pas la parole. Voilà l’impression que je garde des bâtiments qui se sont construits durant ces dernières décennies, soit ces quarante ou cinquante dernières années; des bâtiments qui ne dialoguent pas les uns avec les autres et où chacun construit son bâtiment sur son îlot dans la méfiance et la peur de son voisin, en érigeant des murs aveugles et en se renfermant sur lui-même parce que la ville ne lui offre pas un territoire sécurisé sur lequel il peut s’ouvrir. On remarque que beaucoup d’anciens bâtiments disparaissent aussi à cause de la densification de la ville. Ces vieilles maisons de deux ou trois étages sont détruites au profit de bâtiments qui offrent plus de surfaces, donc plus de gains.

Et puis il y a eu le 4 août 2020. Retour à la case départ?

Par rapport au 4 août, je ne fais pas partie de ceux qui croient que c’est un accident et qu’il y aura un avant et un après. Je crois que ce qui s’est produit le 4 août s’inscrit dans une logique qui est rattachée à une série de catastrophes que je qualifierai de méthodiques, puisque construite depuis des décennies. D’ailleurs, mon travail a abordé ce sujet de manière très claire. J’ai deux bâtiments qui sont directement en rapport avec le port et qui traitent de ce sujet en campant mes postures défensives. Déjà, à partir de 2009, lorsque j’ai conçu le premier bâtiment qui a été complètement défiguré et qui est maintenant en cours de réhabilitation, puis l’autre situé face au siège central des phalangistes, les deux adoptaient une posture presque militaire; postures qui sont en rapport direct avec le port. D’ailleurs dans les textes de présentation du concept, que j’ai relus juste après la catastrophe du 4 août, le texte présentant l’un des deux bâtiments commençait par "Beyrouth est une ville portuaire".

L’immeuble Skyline, chef- d’oeuvre de Bernard khoury, avant et après la double explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020

Faut-il préserver les silos du port de Beyrouth? Quelle mémoire sauvegarder à tout prix?

Oui, absolument. J’estime d’ailleurs que les silos du port sont déjà un monument. C’est une conversation que j’ai eue avec de nombreux collègues et confrères. Nous autres, architectes, sommes aujourd’hui dans l’incapacité d’intervenir sur ce site, faute de projet. Je ne parle pas ici de projet architectural, mais de projet politique. Il faut comprendre qu’un monument, c’est une prise de position sur laquelle une autorité va écrire l’histoire ou enregistrer un moment de l’histoire. C’est une position qui devrait être ou consensuelle ou dictatoriale, dépendamment du contexte. Chez nous, c’est l’absence totale d’une autorité capable d’écrire l’histoire, ou de l’inscrire sur le territoire – ce qui a déjà été le cas post-Taëf – qui nous a menés là où nous sommes. Force est de constater notre incapacité à reconstruire un État, un projet nation et une histoire commune consensuelle, comme c’est le cas dans les pays démocratiques. Chez nous, cela n’a pas eu lieu. Il y a eu une sorte de période d’amnésie post-Taëf. Tout ce qui pouvait nous ramener vers des questions amères, en rapport avec notre passé aussi compliqué que complexe, est passé sous le tapis. Il n’y a pas eu d’autorité capable de reconstruire l’édifice de l’État. Aujourd’hui, nous sommes incapables d’intervenir sur le site du port. Ce n’est pas une question d’architecture, mais de projet politique. La réponse d’un collègue que j’ai trouvée simple, claire et précise explique tout: " Mais le monument, il est déjà là, et c’est un monument “accident”, qui s’est imposé lui-même ". C’est un monument légitime qui est ce qu’il est. Même dans sa décomposition et sa démolition lente qui advient sur une plage de temps, ça devient un projet temporel beaucoup plus intéressant que les monuments qui viennent se poser de manière atemporelle permanente. La précarité même des silos aujourd’hui représente pour moi un projet absolument magnifique, intéressant et extrêmement touchant. Je crois que les architectes ne devraient pas y toucher et rester loin. J’espère qu’on ne se retrouvera pas avec quelqu’un qui viendra effectuer un geste qui n’aura pas de sens sur ce site qui est à mes yeux extrêmement précieux et important.

Parlez-nous de "la modernité dans son espace public"…

C’est une question que j’ai souvent abordée, notamment lors de mon intervention avec Georges Arbid à la Biennale de Venise, en 2014, où j’ai essayé de manière claire et évidente d’établir des rapports entre le projet moderne et le projet nation sur les territoires du monde arabe, à savoir les 22 pays de la Ligue arabe entre 1914 et 2014. On y voit en fait la grandeur et la décadence.
Au début, l’émergence d’une modernité qui nous a été dictée après Sykes-Picot et la délimitation de nos frontières ont enclenché, avec l’établissement de ces projets nation (qu’on nous a fait avaler à la cuillère), des institutions avec des bâtiments et leurs façades. Il y a de beaux restes en Irak, en Égypte, au Liban et ailleurs… Ça a été une période intéressante qui a duré une trentaine d’années selon les territoires… Les projets institutionnels sont très présents et sont très portés sur le modernisme et donc la modernité qui est un projet universel.
Je fais très souvent la comparaison entre le parcours de mon père, qui a connu une période très fertile durant les années soixante et qui a fait, pour sa part, principalement du public et des édifices très intéressants, et le mien. Je n’ai fait que du privé au Liban. Avec l’effondrement du projet nation, mon père s’est tourné vers le privé vers les années quatre-vingt. Mon père est resté un architecte très porté sur la modernité jusqu’à son dernier souffle, contrairement à d’autres confrères de sa génération qui ont retourné leur veste et pour qui le modernisme était une mode. Un peu comme on portait des pattes d’éléphant dans les années soixante-dix et, une fois qu’ils n’étaient plus à la monde, on changeait de pantalon. Ce n’était pas le cas de mon père Khalil, qui était très porté sur la modernité, pas sur le modernisme. La modernité est un projet social et politique. Il faut faire la différence entre les deux. Aujourd’hui cet intérêt qui revient pour le modernisme, je crains que ce ne soit qu’une question de mode, un engouement temporel pour le béton brut … mais ce ne sont que des images. Pour ma part, ce qui m’importe le plus, c’est le contenu, le fond, ce qui précède le projet architectural et non pas des questions de syntaxe et d’esthétique, de mode et de l’air du temps… Je suis allergique à ça…

Bélinda Ibrahim
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Marie-Christine Tayah
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