Pendant que, ce jour-là, le variant Omicron ravageait l’Europe en y ciblant d’irréductibles non-vaccinés; pendant que, le même jour, Jean-Luc Mélenchon, athlète de meeting, imaginait, sans y croire lui-même, une France pacifiquement " créolisée "; pendant qu’un reliquat de Gilets jaunes et d’islamo-gauchistes parisiens, plus aveugles qu’à l’ordinaire, traitaient le président de la République de dictateur sanguinaire et raciste; pendant qu’Éric Zemmour, à Villepinte, fulminait contre un " grand remplacement " dont il voudrait faire son toboggan vers l’Élysée; pendant que les fanatiques des études " décoloniales " et de la pensée " woke ", réunis dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, s’acharnaient à déconstruire hommes, femmes, capitalisme, genres, etc.

Pendant tout ce charivari, oui, et pendant plus d’une heure, moi, à l’abri de ces délires ambiants, je regardais – fasciné, médusé, accablé, pétrifié… – une tranche de réalité autrement plus vraie: il s’agissait d’un documentaire intitulé Le Liban à l’heure du chaos, diffusé sur la chaîne Arte. J’ai aussitôt ordonné à tous mes amis de se précipiter sur le podcast encore disponible de cette émission. Et, ensemble, nous en parlons depuis, entre nous… C’est peu, très peu, c’est insignifiant – mais que faire d’autre?

Ce documentaire, remarquable à tous égards, a été réalisé par un journaliste exemplaire, Alfred de Montesquiou, et n’apprendra sans doute rien aux fidèles d’Ici Beyrouth. Mais pour moi, pour mes amis, ignorants et sous-informés que nous sommes, ce fut un choc absolu et violent.

À travers mes fenêtres, devant les vitrines somptueuses d’un Noël parisien, je voyais une France qui adore se faire peur et qui se complaît dans des tragédies à blanc. À travers l’écran de ma télévision, je voyais un pays cher à mon cœur, devenu pays-lambeau, pays-enfer, pays-tragédie. Du coup, les images et les mots se sont mêlés. Un moment étrange. Important. De ceux autour desquels la conscience pivote et se réveille…

Sur l’écran, donc, le spectacle affligeant des camarillas corrompues qui n’en finissent pas de prospérer sur les ruines du Liban… De la " kleptocratie " qui semble s’y être instaurée avec impudeur et qui permet aux chefs locaux de détourner les aides publiques ou internationales au profit de leurs clans… Des milices chiites surarmées invoquant hypocritement la paix et la concorde…

Sans parler du contentement, serein, donc presque obscène, d’un homme, directeur, paraît-il, de la Banque centrale du Liban, dont je ne connaissais pas l’existence, mais dont la fourberie se lisait à l’œil nu…

Surtout, obsédante au fil des images, la rareté des choses essentielles, le désarroi d’une jeunesse brillante et abandonnée, le désastre sanitaire, les files d’attente aux stations-service, les étals vides des commerçants, l’inflation folle, les liasses de billets sans valeur, les soldats sans paye et prêts à s’offrir à n’importe qui… Sans compter les regards énigmatiques d’un leader druze ou phalangiste et les plaies conjuguées du confessionnalisme et du régime des " trois présidents "… Partout, enfin, le visage des enfants de la guerre jouant dans des ruelles indignes…

Parfois, une parole de sagesse: notamment celle de M. Ghassan Salamé, qui fut jadis l’ami de mon cher Jean Lacouture, ce grand ami d’un Liban glorieux, dont l’intelligence et le pessimisme avançaient au même rythme… Parfois, des plongées dans le passé de Sabra, de Chatila, des silos de nitrate, des massacres, de la honte…

Ce documentaire, pour tout dire, m’a bouleversé. On y touchait du doigt les plaies d’un pays, qui fut si heureux, et qui pourrait le redevenir si les grandes puissances de la région ne s’en mêlaient plus dans leur seul intérêt.

Un moment d’avenir, cependant: quelques séquences de la visite d’Emmanuel Macron, voici quelques mois. On y voit une femme dont la maison a été soufflée par l’explosion des silos de nitrate, qui le supplie en pleurant d’aider le Liban… Et la réponse qui lui fut faite: " Votre colère, madame, est mon espoir. "

Depuis, il y a eu une importante visite d’État dans les pays du Golfe qui avaient peut-être besoin de l’impulsion française pour reprendre leur aide financière.

Qu’en sera-t-il demain? Après-demain? Le pire, dit-on parfois, n’est jamais certain…