Le marché de l’art se porte bien, cela est une donnée internationale. C’est du moins ce que nous disent les nombreux articles publiés sur le net et ailleurs. Le credo est le suivant: tout va bien dans le monde où l’on achète et on vend de l’art, en dépit de la crise sanitaire qui a basculé le monde de ce qu’il était dans ce qu’il n’est plus. L’art demeure un placement intéressant, et voici quelques chiffres, glanés ici et là, pour le montrer: les ventes publiques ont atteint 14 milliards d’euros en 2018 avec 539.000 lots qui se sont vendus aux enchères dans le monde. En 2019, lors de la vente organisée par Christie’s à New York, la sculpture Rabbit de Jeff Koons a été adjugée à 91 millions de dollars: un record mondial pour un artiste vivant. Au cours du premier trimestre 2021, c’est plus de 112.000 œuvres d’art qui ont changé de mains dans le monde avec, en prime, Everydays: The first 5000 Days, un fichier Jpeg de Beeple, première œuvre d’art purement numérique (NFT) jamais proposée chez Christie’s et qui a rapporté à elle seule plus de 69 millions de dollars. Ces chiffres, il faut le dire, sont un signe puissant de la résilience de ce marché après une année 2020 perturbée par l’épidémie, et cela est d’autant plus surprenant que cette croissance n’est pas à mesurer uniquement par rapport à 2020 (+18%) mais aussi par rapport au précédent record datant de 2019(+6%).

Cet article n’a nullement l’ambition de produire des statistiques sures et formelles, mais de donner à méditer une réalité aujourd’hui certaine: le monde peut bien s’effondrer, le marché de l’art perdure. À l’heure où les artistes tentent de s’adapter à une réalité en train de shifter sous leurs pieds, à l’heure où les institutions réfléchissent au renouvellement de leurs approches, le marché de l’art est stable, du moins dans son économie, ses pratiques, ses rituels et ses convictions, et il poursuit sa lente traversée dans un monde aujourd’hui trépidant d’incertitudes. La fréquentation des salles de ventes et des foires d’art contemporain le prouve. Oui, le marché de l’art se porte donc plutôt bien.

Toutefois, contrairement aux chiffres d’affaires des ventes publiques dont les résultats sont publics, ceux des transactions de gré à gré concernant les œuvres d’art vendues à travers des galeries sont moins accessibles. Aussi, s’il est difficile ou compliqué de faire un état des lieux des galeries de par le monde, il est en revanche assez aisé de constater qu’à Beyrouth, le nombre de galeries s’élevait à une dizaine tout au plus avant 2019, tandis qu’aujourd’hui elles s’élèvent à une quarantaine, dans un contexte qui n’a rien à envier à celui, "postcovidien", du reste du monde, et qui est celui de la crise économique qu’il devient absolument fastidieux de devoir décrire à chaque fois qu’il est question d’elle. Alors oui, quarante galeries c’est beaucoup.

C’est beaucoup pour une ville de 19,8 km2. C’est beaucoup pour une ville qui compte tout au plus 2,4 millions  habitants (en 2014, c’est-à-dire bien avant l’exode massif post-2020). Et c’est certainement beaucoup aussi pour une ville dont les habitants n’ont pas de quoi se nourrir. Il faut donc croire que dans ce pays qui en contient plusieurs, il existe un pays heureux pour les amateurs d’art et les nouveaux collectionneurs.

Pour être honnête, il y a une explication à l’absurde: au début de la crise, beaucoup ont cherché à écouler leurs dollars bloqués en banque (lollars) en achetant des œuvres d’art qui restent tout de même plus aisément transportables qu’un bien foncier. Ceux qui acceptaient de vendre en lollars l’ont sans doute fait également pour les bonnes raisons, couvrir leurs dettes en banque, par exemple. À l’époque où cela s’est fait, cela arrangeait plus ou moins tout le monde et eut ceci de bon qu’il a permis au marché de l’art de résister. De là, l’idée qui a pu se construire, qu’il y avait donc un marché pour l’art et qu’il fallait en profiter. Les personnes qui étaient déjà pourvues d’un local dans un quartier plus ou moins gentrifié ont trouvé là le moyen de le faire fructifier, surtout après les travaux de reconstruction et de réaménagement des quartiers sinistrés, voisins du port de Beyrouth.

Et pourquoi pas, au fond? Mais est-ce que cela voudrait dire que l’art se porte bien? Ou qu’il va résolument mal? L’art ne se porte ni mieux ni pire, il est là où il a toujours été. Ici, il est question de son marché. En réalité, il est difficile de savoir si les galeries vendent bien. Difficile de savoir aussi si les plus nouvelles parmi elles vont survivre. Difficile donc de savoir ce qui se passe derrière ces 40 nouvelles façades et enseignes, si ce n’est que les artistes établis, ceux qui connaissent les règles du jeu, ceux qui ont mis le temps qu’il faut pour être connus et reconnus, sont ceux qui ne se jettent pas tête baissée dans ce marché qui aura donc, de fait même, plutôt tendance à mettre en valeur des artistes inconnus encore du public. L’art se vend, pour le bien des artistes et celui des galeristes. Est-ce que c’est pour le bien de l’art? Et qu’est-ce que cela veut dire?

Car la véritable question ici est celle de la valeur (et non du coût). Le fait que des œuvres d’artistes "non adoubés" se vendent aujourd’hui dans un grand nombre de galeries beyrouthines est un phénomène qui pose la question de la valeur. Car la valeur est quelque chose qui met beaucoup de temps à se construire. Elle se construit à l’intérieur des réseaux bien rôdés des curateurs, des critiques d’art et des institutions. Que des artistes se saisissent de cette conjoncture pour montrer leur travail, cela est légitime, et cela est bon – qui a dit qu’il ne fallait pas renverser les règles du jeu? – mais cela est également dangereux, pour l’artiste, pour sa galerie, et bien sûr pour l’art, et ne fonctionne pas à tous les coups. En attendant, il y a aussi du travail artistique qui, sans avoir atteint un degré de maturité, est en train d’être propulsé sur le marché. Cela veut dire aussi qu’il existe désormais un nouveau marché, de même qu’il se crée un nouveau public et une nouvelle classe de collectionneurs. Et tout cela ne va pas sans un flottement des paramètres ou, pour le dire franchement, un certain chaos. Et la valeur se construit difficilement dans le chaos. Ou alors on admet que, de même qu’il y a plusieurs pays en un, il existe également plusieurs marchés dans cette vaste cour de récréation où tous les jeux sont permis.

Sans compter que, mais c’est une autre question, ce phénomène a tout pour déplaire aux institutions qui ont fonctionné jusque-là, parce que tout cela remet en question leur travail, celui qu’elles ont accompli depuis les années 90, et qu’elles ont été les seules à accomplir, de même que l’échelle de valeur qu’elles ont contribué à mettre en place. Au final, c’est la nature-même de l’objet qui s’en trouve affectée, et non seulement sa valeur. Lorsque les quelques galeries sur la place vendaient de la peinture, voire des objets à vocation décorative, parce qu’ils se vendent tout de même mieux, en même temps que des œuvres conceptuelles, on pouvait se dire qu’il y avait de la place pour tout le monde et pour tous les goûts. Mais lorsque quarante galeries vendent des œuvres prêtes-à-la-vente, on se demande tout de même où est passé l’art conceptuel. Non qu’il faille à tout prix défendre l’art et son concept, mais on a tout de même besoin de s’y retrouver. Oui pour continuer de promouvoir la peinture, oui pour lui donner sa place. Non pour lui donner toute la place parce que c’est plus facile, surtout que la peinture n’a rien de facile. Si l’art conceptuel a longtemps accaparé le propos, il s’en faut de peu pour que la loi du marché impose aujourd’hui sa dictature. Il faudrait donc revoir non seulement les motivations qui poussent à faire de l’art, mais aussi à le vendre.

Alors bien sûr, c’est le rôle de la critique d’art qui est ici déterminant. Mais ceci est un autre débat…

Nayla Tamraz
[email protected]
Instagram: @naylatamraz
Facebook: Nayla Tamraz
LinkedIn: Nayla Tamraz

Tags :

Abonnez-vous à notre newsletter

Newsletter signup

Please wait...

Merci de vous être inscrit !