Deux frères, une identité, les "frères Goncourt". Le premier naît en 1822, le second en 1830, Juledmond, appelle-t-on cette entité qui s’imposera assez rapidement comme une entité littéraire. Les deux frères, fusionnels, vont tout partager: maisons, collections, voyages, maîtresses, écriture. Le Journal, tenu à quatre mains de 1851 à 1870, puis par Edmond jusqu’à sa mort en 1896, constitue la matrice de leur œuvre. Ils y noteront tout: rencontres, anecdotes, façons de parler, paysages, intérieurs, costumes, gestes, atmosphères. Soigneusement consignés, ces éléments seront la matière du roman à venir. "L’histoire est un roman qui a été, le roman est de l’histoire qui aurait pu être" (Journal, 24 novembre 1861) est l’une de ces phrases qu’on leur connaît bien. Elle dit ce que fut la pratique du roman pour les deux frères: elle fait d’eux des historiens – qu’ils ont réellement été – du contemporain, autant que les chroniqueurs d’une réalité qu’ils abordent en journalistes.

Les deux frères reçoivent beaucoup : Huysmans, Banville, Bourget, Maupassant, Mirbeau, Alphonse et Léon Daudet, Antoine, Zola, Rosny aîné et jeune, Hennique… C’est dans ce groupe que se recrute, en 1896, la première Académie Goncourt. À son décès, en 1896 effectivement, voulant, comme son frère Jules, pérenniser leur nom, Edmond de Goncourt cède leurs biens par testament à une "Société littéraire des Goncourt": "Je nomme pour exécuteur testamentaire mon ami Alphonse Daudet, à la charge pour lui de constituer dans l’année de mon décès, à perpétuité, une société littéraire dont la fondation a été, tout le temps de notre vie d’hommes de lettres, la pensée de mon frère et la mienne". Les dix écrivains qui y siègent sont chargés d’attribuer chaque année un prix "au meilleur volume d’imagination en prose" publié dans l’année.

C’est à l’occasion du bicentenaire de la naissance d’Edmond de Goncourt, et dans le cadre du Festival du livre organisé par l’Institut français, que la proclamation des quatre finalistes (Guiliano da Empoli, Brigitte Giraud, Cloé Korman et Makenzy Orcel) au prestigieux prix s’est faite à la Résidence des Pins. C’est aussi à l’occasion de ce bicentenaire, et dans le site exceptionnel de la fondation Corm, qu’eut lieu une rétrospective en 11 panneaux de la vie et l’œuvre des Goncourt. Un voyage dans l’univers des deux frères, avec une série de planches qui juxtaposent textes, images, photographies et archives diverses conservées aux Archives municipales de la ville de Nancy où est né Edmond de Goncourt, et qui ont trouvé leur place dans la grande salle en ogives de la Fondation.

Une maison à l’architecture tout à fait inhabituelle, à l’atmosphère imprégnée d’histoire, au jardin qui, au cœur de Beyrouth, vous fait oublier la ville, à la bibliothèque hors du temps, tel est le site qui, avant d’être celui de la fondation Corm, fut celui qui vit la naissance et l’enfance de Rami et David Corm, deux frères aussi, aujourd’hui gardiens de l’héritage à la fois culturel, historique et architectural de la maison.

Avant d’être le chantre du phénicianisme, Charles Corm (1894-1963), fils du célèbre peintre libanais Daoud Corm, est un homme d’affaires. À l’âge de 18 ans, s’étant rendu à New York pour travailler dans l’import/export, il obtient, peu de temps après, une rencontre avec Henry Ford, le magnat de la prestigieuse marque de voitures. Charles Corm devient, à l’issue de cette rencontre, le concessionnaire de la Ford Motor Company pour toute la région du Moyen-Orient, à un moment où Ford Motor Company était le premier constructeur automobile au monde. En 1928, il conçoit donc, selon ses propres plans, le quartier général de la Compagnie. Le bâtiment qui, avant de devenir sa maison et celle de sa famille, est conçu pour être le lieu d’assemblage des pièces en provenance des usines Ford, est érigé en 1929 à Beyrouth. C’est le premier gratte-ciel du Moyen-Orient et la structure la plus élevée du Liban jusqu’en 1967.

À l’âge de 40 ans, Charles Corm quitte son empire commercial pour se consacrer à la poésie. Il est déjà considéré comme le chef de file du mouvement phénicien au Liban – il fonde La Revue phénicienne en 1919, de nombreux écrivains tels Michel Chiha et Said Akl y participent – affichant l’intention, dans un pays déchiré par des conflits sectaires, de trouver une racine commune partagée par tous les Libanais au-delà de leurs croyances religieuses. Certains versets de La Montagne inspirée (1934), l’un des textes les plus célèbres de Charles Corm, sont sur ce point tout à fait éloquents:

"Si je rappelle aux miens nos aïeux phéniciens,
C’est qu’alors nous n’étions au fronton de l’histoire,
Avant de devenir musulmans ou chrétiens,
Qu’un même peuple uni dans une même gloire,
Et qu’en évoluant, nous devrions au moins,
Par le fait d’une foi d’autant plus méritoire,
Nous aimer comme aux Temps où nous étions païens!"

Pendant la guerre civile libanaise, la maison souffre de sa proximité avec la ligne verte qui divise Beyrouth en Est et Ouest. Le bâtiment est occupé par diverses milices, le mobilier est détruit ou pillé et couvert de graffitis, les murs sont criblés de balles. La maison Corm est un bâtiment désaffecté. Je me souviens encore que, sur les bancs du lycée français où j’étais élève, je rêvais beaucoup. La silhouette blanche de l’imposante bâtisse, ses murs hauts et sa flèche de cathédrale ou de minaret (je ne saurai que récemment et incidemment que cette tour qui sert de frontispice est une réplique de celle des usines Ford) venait alimenter des scénarios multiples et des rêveries toujours interrompues.

À proximité du Musée national et de l’Université Saint-Joseph, le bâtiment emblématique, au design à la fois moderniste et Art déco, ouvrira bientôt ses portes au public. Une association à but non lucratif est fondée pour promouvoir et soutenir la culture libanaise et le patrimoine naturel. Aujourd’hui, le jardin, avec sa bambouseraie, ses cyprès et sa pépinière, est l’un des derniers espaces verts de la région. On y voit notamment des sculptures de Youssef al Howayek et un buste de Khalil Gibran.

C’est donc dans cet écrin au cœur de la capitale que s’effectue la rencontre improbable entre Goncourt(s) et Corm(s). N’hésitez pas à aller y faire un tour.

Nayla Tamraz

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