Dans le cadre de la 29e saison musicale du Festival al-Bustan, Valentina Lisitsa et l’Orchestra della Magna Grecia ont donné, le vendredi 24 février, un concert de bon aloi, marqué toutefois par des hauts et des bas.

Le Festival al-Bustan accueillait le vendredi 24 février la pianiste américaine d’origine ukrainienne, Valentina Lisitsa, et l’Orchestra della Magna Grecia, placé sous la houlette du chef d’orchestre italien, Gianluca Marcianò, pour un concert consacré à trois démiurges (post)romantiques russes: Sergueï Rachmaninov (1873-1943), Alexandre Borodine (1833-1887) et Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893). Alors que le célébrissime Concerto pour piano no.2 en do mineur, op.18, de Sergueï Rachmaninov promettait d’être le clou du spectacle de la soirée, ce sont plutôt les Danses polovtsiennes d’Alexandre Borodin, et l’Ouverture solennelle 1812 en mi bémol majeur, op.49, de Piotr Ilitch Tchaïkovski, programmées en deuxième partie, qui sont plutôt parvenues à retenir l’attention. En effet, une pléthore de défaillances apparaît explicitement dans le concerto rachmaninovien du côté de l’orchestre, qui peine à restituer l’engageante esthétique musicale et la finesse d’interprétation qu’il donnait à entendre avec la cheffe d’orchestre italienne Gianna Fratta lors du concert inaugural. La baguette de Gianluca Marcianò manque clairement de cette précision tranchante qu’on lui connaît et qui fait le sel de cette œuvre postromantique. Même du côté de la pianiste, la déception est à la hauteur des attentes, notamment dans la première partie du concerto qui laisse désormais une impression douce-amère à l’écoute.

Lourdeur excessive

Valentina Lisitsa entame donc le premier mouvement, Moderato, avec un jeu vigoureux, moins précipité que d’habitude, mais qui se révèle progressivement sans grand éclat sous ses doigts, sombrant dans une lourdeur excessive. L’acoustique plutôt mate de l’amphithéâtre Émile Boustani n’arrange malheureusement rien. On ne peut certes pas critiquer l’impeccable dextérité de la pianiste qui lui permet de s’attaquer aisément aux cascades d’accords fiévreux, caractéristiques du premier thème, mais cette fougue est loin d’être suffisante pour entretenir le charme de cette œuvre. La soliste opte, en effet, pour un fortissimo déconcertant, frôlant la laideur, dans les passages agités. Cette interprétation quelque peu déroutante laisse également entendre un discours orchestral brut et asynchrone, clairement loin du lyrisme attendu, et ponctué par des moments de flottement, voire d’égarement. Du côté des cordes, les attaques ne sont pas franches, notamment au niveau du pupitre des violoncelles et plus rarement celui des altos, aboutissant à des décalages harmoniques importuns, ce qui alourdit profondément le propos. Du côté des cuivres, les cors énoncent tant bien que mal les thèmes, ce qui se traduit par des ruptures d’intensité qui desservent les passages lyriques. Heureusement que les deuxième (Adagio sostenuto) et troisième (Allegro scherzando) mouvements apporteront une certaine preuve tangible que les instrumentistes disposent, malgré tout, de grandes qualités interprétatives et techniques.

Soin d’orfèvre

La phalange italienne met ainsi en exergue une expressivité intense, nettement plus sensible, révélant les pépites dont regorge ce titanesque chef-d’œuvre. On apprécie, par exemple, lors du deuxième mouvement, le thème idyllique soyeusement chanté par la flûte, permettant de savourer un romantisme exacerbé et nostalgique. À la mesure vingt-quatre de cet Adagio sostenuto, le piano solo énonce le thème, tandis que l’accompagnement arpégé est confié aux clarinettes et aux premiers violons (dans un exquis passage pizzicato). La soliste propose une lecture méticuleuse de ce passage et travaille son phrasé avec un soin d’orfèvre, survolant ainsi les plus hauts sommets rachmaninoviens, particulièrement dans la partie marquée Un poco più animato. L’orchestre offre, tout au long de ce mouvement (à quelques exceptions près), un accompagnement raffiné avec un legato onctueux. Dans le troisième et dernier mouvement, si les pupitres de cordes font montre d’une intensité expressive bouleversante, des imperfections (ponctuations lourdes et intonations imparfaites) se font entendre du côté des cuivres. Valentina Lisitsa, quant à elle, se distingue par la fluidité de son phrasé, faisant ingénieusement briller les arpèges endiablés de la petite cadence finale qui converge vers une majestueuse coda. Cette dernière s’achève par une conclusion passionnante avec une figure rythmique caractéristique du compositeur russe, dans les deux dernières mesures. Suite à cette interprétation controversée, la pianiste pro-russe gratifie son public de deux bis d’une beauté exquise et d’une virtuosité surprenante: la Rhapsodie hongroise en do dièse mineur, S.244 de Franz Liszt (1811-1886), et la Valse no.6 en ré bémol majeur, op.64 no.1 de Frédéric Chopin (1810-1849).

Entre Orient et Occident

Suite à un entracte de vingt minutes, le coup d’envoi de la seconde partie du concert est donnée avec les Danses polovtsiennes d’Alexandre Borodin, un joyau de l’exotisme orientaliste russe, extraites du deuxième acte de l’opéra Prince Igor. Hormis certaines attaques imprécises du pupitre de cordes, cette fois-ci le pari est gagné. Les grognements du tuba, les claironnements des trombones et des trompettes, et les coups incisifs des cordes, surtout dans la Danse générale (Allegro en ré majeur), ponctuent avec une limpidité cristalline un discours incontestablement architecturé. Cette même dynamique est entretenue dans la Danse des garçons et seconde danse des hommes (Presto en ré mineur) où des pizzicati scintillants et synchrones d’une part, un sens de la rythmique aiguisé et une précision séduisante au niveau des timbres, d’autre part, forcent l’attention. Gianluca Marcianò assure visiblement une interprétation d’une louable clarté narrative.

La direction du chef italien reste fidèle à elle-même dans la dernière œuvre de cette soirée: l’Ouverture solennelle 1812 en mi bémol majeur, op.49, de Piotr Ilitch Tchaïkovski. La pièce s’ouvre sur un air sombre d’un chant ecclésiastique russe, intitulé "Dieu, sauve ton peuple", joué par les violoncelles et les altos, rappelant que la déclaration de guerre a été annoncée lors des services religieux en Russie. Gianluca Marcianò prête une attention sans relâche à chacun des musiciens de son orchestre. Le résultat est particulièrement convaincant: les progressions dynamiques sont organiques permettant de réaliser des crescendi implacables, culminant en triple forte après l’entonnement de la Marseillaise, reflétant les premières victoires françaises dans la guerre, y compris la prise de Moscou en septembre 1812, et les alliages de timbres sont réussis. L’Orchestra della Magna Grecia parvient ainsi à extraire la sève harmonique de ce chef-d’œuvre romantique.