Salah Tizani, le comédien surnommé Abou Salim, célèbrera dans un mois un siècle de vie. Est-ce le sourire qu’il a dessiné sur les lèvres de nos grands-parents, de nos parents, des jeunes et des plus jeunes qui lui confère une santé de fer, une lucidité toujours vive et cette éloquence innée qui séduit toujours? Abou Salim, qui a adouci notre quotidien avec ses comédies populaires rappelant nos villages, la couleur locale et le plus rigolo et singulier de nos accents, est complètement négligé par l’État libanais, au lieu d’être couronné au soir de la vie. Les responsables n’ont jamais daigné récompenser une carrière immense enracinée dans nos belles valeurs, loin de l’indécence et de la vulgarité. C’est dans le cadre d’une initiative personnelle "Souris pour un Liban meilleur" (Smile for a better Lebanon), instiguée par le dentiste Anthony Fakhoury, qu’un bel hommage lui a récemment été rendu au Regency Palace devant un parterre d’artistes, de journalistes et de célébrités.

D’emblée, un superbe documentaire sur la vie et l’œuvre du géant de la comédie, réalisé par la journaliste May Ziadé, a propulsé le public dans le Liban de la baraka, celui d’Abou Salim. De grands comédiens ont salué sa longue carrière et présenté des numéros inédits de stand-up, comme Michel Abou Sleiman, Mario Bassil, Hisham Haddad, Chadi Maroun et Bonita Saadé. Nicolas El-Osta, l’une des plus belles voix masculines libanaises, n’a pas mâché ses mots sur la traîtrise et la lâcheté de nos politiciens dans l’une de ses chansons, brillamment interprétée sur scène. Issam Karika, le célèbre chanteur égyptien, s’est déplacé spécialement pour l’occasion.

Hommage rendu par Dr Anthony Fakhoury à Abou Salim au Regency Palace.
Les grands comédiens Mario Bassil et Hisham Haddad ont salué sa longue et prodigieuse carrière et ont présenté des numéros de Stand up.

Abou Salim nous a fait découvrir la bonté et l’humour tordant des Tripolitains en rendant célèbres leurs expressions, qui font désormais partie des saveurs délicieuses de la ville parfumée. Splendeur et décadence de la deuxième ville du Liban, aujourd’hui complètement démunie, outrageusement délaissée par des fils ingrats, pourtant multimilliardaires, agrippés aux commandes de la politique. Entretien avec une personnalité libanaise profondément ancrée dans la mémoire collective.

Dr Anthony Fakhoury et la journaliste May Ziadé présentant un bouquet de roses au grand comédien.

Dans un mois, vous aurez 95 ans! Vous représentez la belle époque, le rire franc et décent, puisé dans des scènes locales et dans la vie à vau-l’eau libanaise où "tout était bien qui finissait bien".

Je suis né à Tripoli, en 1929 sur mes papiers d’identité, mais il me semble qu’on a retranché au moins une année de mon âge réel. J’ai vécu au sein d’une famille modeste. Mon père était d’abord officier, avant de devenir surveillant dans une école, à l’âge de la retraite. Je suis l’aîné d’une fratrie de six filles et un garçon. J’ai fait mes études dans une école privée qui portait le nom du Roi Farouk. Le "Seigneur des mondes" m’a gratifié d’un talent que j’ai développé en autodidacte en même temps que mes connaissances. Par ailleurs, cela ne m’a jamais complexé. Molière et Labiche n’ont pas appris l’art dramatique, mais c’est leur talent qui a déterminé le choix de leur carrière. Regardez les acteurs d’aujourd’hui qui ont fait des études de théâtre. Ils sont beaucoup moins doués que les acteurs d’antan qui savaient improviser et transcender le rôle au besoin. Sans parler des jeunes premiers et des reines de beauté qui comptent sur leur apparence physique pour conquérir le public, attirer les producteurs et encaisser des cachets astronomiques. Il n’y a qu’à les voir se pavaner. De mon temps, l’actorat était mal vu, au point que mes cousins avaient honte de me fréquenter. J’ai commencé en 1951, avec les scouts "Al-Jarrah", en créant une troupe que j’avais baptisée "le Clairon", avec les comédiens Assaad, Fehmane, Derbaz… On se produisait un peu partout dans les villages libanais. Puis j’ai fondé "la Comédie libanaise" en m’inspirant du nom de la Comédie française et j’ai doté mes textes d’une liberté que les scouts, très conservateurs, ne pouvaient autoriser. On se produisait dans de nouveaux théâtres, comme celui du Collège des Frères, et on se démenait toute la journée pour payer le prix de la location par avance, fauchés comme nous l’étions. De plus, on vendait les billets nous-mêmes, on jouait aux placeurs et parfois aux conciliateurs: quand une querelle éclatait dans la salle, on quittait la scène le temps de régler l’affaire avant d’y remonter et de rendosser nos rôles comme si de rien n’était.

Archives Abou Salim

Comment avez-vous réussi à conquérir Télé Liban à vos débuts?

Un jour, un ami nous a annoncé l’ouverture de Télé Liban et leur besoin urgent de programmation. C’est là que l’aventure a commencé. La première condition était de leur présenter le script des épisodes, une première pour moi. Il fallait ensuite les convaincre de notre humour. Ils voulaient "entendre" le rire dans le texte, alors que notre programme ne se limitait pas aux boutades, mais au comique des caractères et des situations. Entre la grossièreté et le style populaire, la frontière est ténue! Finalement nous avons réussi à captiver l’attention du jury, constitué de Rachad el-Bibi, Jean-Claude Boulos et Ezzeddine Sobh, et nous avons été engagés. Pendant toutes les années 60, nous avons présenté notre programme en direct, car filmer et réaliser des montages était impossible. Notre première émission s’intitulait "Le voyageur". Après sa diffusion, une foule en délire s’est pressée devant les locaux de la chaîne. Non seulement nous avions franchi le Rubicon, mais nous avions gagné les cœurs!  Nos sujets étaient simples, inspirés de la vie de tous les jours, mais le comique naturel des comédiens et l’accent tripolitain porté à son paroxysme avaient agi comme une potion magique. Pourtant, la moitié des membres de la troupe étaient analphabètes et je passais la soirée à les " déniaiser", alors que je n’avais moi-même décroché que le certificat!

Archives Abou Salim

Vous avez créé un vaudeville à la libanaise – ou à la tripolitaine – qui faisait le régal des petits et des grands. Personne n’a pu remplacer le vide qu’ont laissé les personnages que vous avez créés: Abou Salim le conciliateur, Assaad le naïf,  Fehmane le fourbe, Saïd le gentil bègue, Chucri l’avare.

En 70 ans de carrière, j’ai réalisé 2.250 épisodes télévisés, dont "Sayaret Al-jamiyé" (La voiture de l’association); "Kel yom hikaya" (Chaque jour une histoire); "Al-Abouab sabaa" (Les sept portes); "Al- millionnaire-al Mouzayaf" (Le faux millionnaire); "Hôtel Al-Saadé" (L’hôtel du Bonheur); "Abou Salim 2000". J’ai de plus écrit et joué avec ma troupe 900 épisodes à la radio, dix-sept pièces de théâtre, dont "Naïm et Fahim" et "Le voyageur", ainsi que six films cinématographiques, dont "Abou Salim en Australie"; "Abou Salim en ville". Avec les frères Rahbani, j’ai joué dans "Bint-el-haress" (La fille du gardien); "Ness men warak" (Des gens en papier); "Iyam Fakhreddine" (Les jours de Fakhreddine) et "Safarbarlek". A l’USEK, on m’a sollicité pour archiver mes textes, afin de les sauvegarder dans la médiathèque du campus conçue spécialement pour préserver le patrimoine artistique libanais. Je me félicite de l’avoir fait et je déplore la négligence de l’État. Sans cette excellente initiative, toute mon œuvre aurait été emportée par le vent.

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N’avez-vous pas été récompensé par Télé Liban, alors que vous aviez contribué avec d’autres acteurs à son essor et son succès?

Vous imaginez, après des décennies de travail et d’efforts, partir sans indemnités! De plus, des centaines de mes émissions passent sur YouTube et sur d’autres sites sans que je touche un centime. Y a-t-il des droits respectés au Liban? Cependant l’amour du public m’a énormément consolé. Il m’a fait oublier la vie de chien qu’on mène et l’ingratitude des institutions étatiques et des responsables. Il ne se passe pas un jour où je ne suis pas accosté par des vingtaines de personnes, qui réclament des photos avec moi et m’offrent leurs plus beaux sourires. Parfois ce sont de vieilles personnes qui s’approchent pour m’embrasser la main, alors que j’aurais voulu embrasser la leur. Je la retire, confus, mais remerciant Dieu pour tant d’amour.

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Quels sont les meilleurs souvenirs de votre carrière?

Mes meilleurs souvenirs, je les ai vécus avec tous les acteurs et actrices qui ont joué dans mes programmes: Fériale Karim, Lamia Féghaly, Leila Karam, Samir Chamass, qui a commencé avec moi avant d’être sollicité pour tenir le rôle principal de feuilletons dramatiques. De même, je n’oublie pas mes rôles dans les pièces de théâtre des frères Rahbani et la présence magique de notre ambassadrice Feyrouz. Parmi les centaines de chansons que j’ai interprétées, j’ai chanté un duo avec Hoda Haddad qui a fait un tabac. Je n’oublie pas non plus mes tournées avec ma troupe, en Amérique, en Afrique, En Australie, au Koweit, en Egypte, et l’accueil chaleureux qu’on nous y réservait. L’amour du public reste mon bien le plus précieux, celui que je n’échangerais pas pour tout l’or du monde.

Vous êtes restés soudés pendant 70 ans en tant que troupe, et seule la mort a réussi à vous séparer. Quel est votre secret?

J’ai pris soin de veiller à notre unité en tant que troupe et éviter les tensions et les différends. J’ai toujours été un grand lecteur malgré mes modestes études. J’ai ainsi appris que les Beatles, qui ont révolutionné la musique, ont fini par se séparer, notamment quand la compagne de John Lennon (Yoko Ono) s’est imposée dans leurs rencontres professionnelles, alors qu’ils s’étaient juré de ne jamais laisser leur vie privée empiéter sur leur vie professionnelle. Le fabuleux groupe Abba, formé de deux couples mariés, n’était pas a priori exposé aux conflits. Pourtant, ils ont fini par divorcer et se séparer. Sans prétendre me comparer à eux, j’avais la conviction qu’il fallait protéger les égos des uns et des autres et essayer d’instaurer une certaine justice. Par conséquent, je me suis attelé à mettre en valeur, dans chaque épisode, l’un des comédiens. Un jour, c’était Fehmane qui monopolisait la caméra avec ses fourberies, un autre, c’était au tour d’Assad de tenir le rôle principal, et ainsi de suite. Souvent, je n’avais que trois mots à prononcer dans toute l’émission. Cette technique, transformée en éthique, nous a rendus inséparables.

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De quoi vous êtes-vous inspiré pour écrire vos caractères et vos scénarios?

Il y avait un certain Hassan el-Mallah à Tripoli qui louait ses livres. Je me souviens d’un livre en arabe, intitulé La princesse active, comportant 90 tomes, qui relevait du conte merveilleux. J’ai dévoré la totalité de l’œuvre. Cela m’a inspiré mon programme "Les sept portes", où chaque porte réservait un sort différent à celui qui l’ouvrait, entrait et se servait de la nourriture présentée. Par la suite, il était soit gratifié d’un don, soit affligé d’un travers. C’était un mélange de comique et de merveilleux. On le trouve sur Youtube. Il y a un dicton qui dit: "Il faut lire mille lignes pour écrire une ligne". J’en ai fait ma devise. J’ai lu Al Mutanabbi, Al-Maarri, les œuvres de Molière traduites en arabe et un nombre infini de livres comiques. Après, l’inspiration, on la trouve dans la vie, chez les passants que l’on croise dans la rue, ou en rêvant à la terrasse d’un café. La meilleure source est imprévue et déclenche en nous un flot d’idées.

Quel est le vœu qui vous tient à cœur?

Voir les artistes libanais honorés dans leur pays. Les funérailles modestes de l’immense chanteur Nasri Chamseddine m’ont profondément révolté. L’État ne s’est jamais acquitté de ses obligations vis-à-vis des artistes, même quand il s’agit de symboles aussi grands et fédérateurs. C’est tragique.