Pour son édition du 27 février dernier, le magazine artistique en ligne Hyperallegic demande au chatbot d’intelligence artificielle le plus populaire d’Internet, vous l’avez reconnu, ChatGPT en personne, d’écrire une critique à propos de l’exposition Unsupervised de Refik Anadol au MoMA.

Refik Anadol est un artiste spécialiste des nouveaux médias, connu pour ses œuvres numériques révolutionnaires et ses installations publiques qui se déroulent en temps réel et qui introduisent les spectateurs dans une expérience immersive à grande échelle. En 2019, il conçoit Machine Hallucination, une installation audiovisuelle présentée à Artechouse, un espace d’art numérique de New York. Le projet traite des ensembles de données d’images accessibles au public de la ville, dont plus de 300 millions de photos, constituant ce que l’on pourrait voir comme une dimension alternative du monde réel et un réservoir numérisé de nos souvenirs de la nature.  Jusqu’au 15 avril 2023, Refik Anadol présente Unsupervised, une œuvre qui, une fois de plus, utilise l’intelligence artificielle (IA) pour interpréter et transformer plus de deux siècles d’art au MoMA. De quoi rêverait une machine après avoir vu la collection du Musée d’art moderne? Telle est donc la question qui sert de préface à cette exposition conçue comme une méditation sur la technologie, la créativité et l’art moderne, avec un dispositif qui traverse les œuvres du musée et réinvente l’histoire de l’art moderne, "rêvant" de ce qui aurait pu être et de ce qui pourrait être à venir.

Mais revenons au chatbot: on lui demande donc, en plus de produire un compte rendu de cette exposition, de dire aussi s’il est fier qu’une intelligence artificielle expose dans un grand musée et de formuler sa plus grande critique au sujet de cette exposition. La réponse ne se fait pas attendre. ChatGPT commence par expliquer qu’en tant que modèle de langage IA, il n’a pas d’émotions ou d’opinions personnelles, mais qu’il peut donner un aperçu général de l’exposition. Celle-ci, dit-il, constitue une expérience unique qui explore l’interaction entre la technologie et l’art en une série d’installations qui combinent la visualisation de données, l’apprentissage automatique, le machine learning, et l’architecture pour créer un affichage fascinant de lumière et de son. Il ajoute qu’il est impressionnant de voir une œuvre d’art basée sur l’IA dans un grand musée, que cela est une indication claire de l’avancée de la technologie et de la manière dont elle peut être utilisée pour créer quelque chose de beau et de significatif. Ainsi, poursuit-il, l’un des aspects les plus remarquables de cette œuvre réside dans la transformation des données en art. L’exposition témoigne ainsi de la façon dont la technologie peut être utilisée pour créer quelque chose qui est, non seulement esthétiquement plaisant, mais aussi intellectuellement stimulant. Enfin, le chatbox émet volontiers une critique, ce que, tout bien considéré, on lui avait demandé de faire, sur le fait que cette exposition pourrait sembler trop ésotérique pour certains spectateurs, car, bien que l’utilisation de la technologie et de l’IA dans l’art soit un concept passionnant, il se peut que ce dernier ne soit pas accessible à tous, ce qui peut nuire à l’expérience globale. ChatGPT termine en disant que, dans l’ensemble, l’exposition Unsupervised de Refik Anadol est une monstration unique et impressionnante de l’interaction entre la technologie et l’art, et qu’elle constitue un incontournable pour quiconque s’intéresse à l’intersection de ces deux champs.

Silence. À la suite de quoi le rédacteur de l’article invite à reconnaître que cela correspond en somme à la plupart de ce qui ressemble à de courtes "critiques" dans les magazines d’art standard à tendance commerciale. Cela, dit-il, donne donc l’occasion de reconnaître la "médiocrité" (d’après ses propres mots) de tant d’écritures sur l’art. Quoi qu’il en soit, cela donne de toute manière à méditer sur leur utilité. Mais l’expérience ne s’arrête pas là. Voulant sans doute tester les limites de la machine, le rédacteur en chef de la revue pousse le raffinement jusqu’à poser cette question complémentaire: "Analysez l’œuvre numérique Unsupervised de Refik Anadol au Museum of Modern Art de New York sous un angle postcolonial".

La réponse, il faut le reconnaître aussi, est pour le moins perturbante:

"Dans une perspective postcoloniale, Unsupervised peut être interprété comme une critique des dynamiques de pouvoir et l’hégémonie culturelle qui sous-tendent la production et la diffusion des connaissances. Le travail met en évidence le rôle de la technologie dans la formation de notre compréhension du monde et comment ce processus est souvent médiatisé par les points de vue et les intérêts occidentaux.

Unsupervised reflète cette critique postcoloniale à travers son usage d’archives historiques. L’œuvre s’appuie sur une vaste collection d’images et de documents numérisés des archives du Musée d’art moderne comprenant des œuvres d’art, des photographies et d’autres artefacts culturels du monde entier. Avec ces archives comme source principale de données pour ce travail, Anadol attire l’attention sur la manière dont les institutions occidentales ont historiquement contrôlé la production et l’interprétation des savoirs.

De plus, en utilisant des algorithmes d’apprentissage automatique pour analyser et interpréter ces données, Unsupervised soulève des questions relatives à l’objectivité et la neutralité de l’intelligence artificielle. Comme le travail génère continuellement de nouveaux modèles en fonction des données qu’il reçoit, il met également en évidence la manière dont ces algorithmes reflètent les tendances et les hypothèses de leurs créateurs et les ensembles de données à partir desquels ils sont formés.

En outre, Unsupervised intègre des images de surveillance en temps réel de la ville de New York, attirant l’attention sur l’infrastructure de surveillance omniprésente dans les espaces urbains. En incorporant ces images dans l’œuvre, Anadol met en évidence la manière dont la technologie de surveillance est souvent utilisée pour contrôler les communautés marginalisées, soulignant encore plus la critique postcoloniale des dynamiques de pouvoir et de l’hégémonie culturelle."

Arrivée à ce point de mon propre article, je ne sais plus si je suis en train de parler de l’artiste Refik Anadol et de son exposition au MoMA, de l’expérience menée par Hyperallegic ou de l’intelligence déguisée en Chatbot, ou de tout cela à la fois, tant il faut en reconnaître le caractère vertigineux, aussi vertigineux que les œuvres d’Anadol elles-mêmes, et que ces univers dans lesquels on s’engouffre et dans lesquels il faudrait tout de même tenter une spirale si l’on ne veut pas être totalement dépassé.

Rappelons que ChatGPT est un prototype d’agent conversationnel ou chatbot, autrement dit un assistant virtuel qui utilise l’intelligence artificielle pour dialoguer avec ses utilisateurs. Développé par OpenAI et lancé en novembre 2022 dans une version gratuite, il dépasse, en janvier 2023, les 100 millions de comptes enregistrés deux mois seulement après son lancement, ce qui en fait l’application ayant eu la croissance la plus rapide jusqu’à ce jour.

Vu ses capacités multiples, le prototype suscite également des inquiétudes en raison des détournements possibles qu’il pourrait instiguer, des possibles suppressions d’emplois dans certains secteurs, et des risques de plagiat dans le monde académique qui se voit appelé à modifier en profondeur ses outils d’évaluation. Il suscite également des critiques en raison de ses tendances biaisées de gauche libérale ce qui en fait un instrument de propagande idéologique au service d’un agenda politique. Cet agent qui veut bien faire un brin de conversation avec vous serait, en réalité, l’agent le plus subversif qu’il est possible d’imaginer.

"ChatGPT ne doit pas nous effrayer", affirme pourtant Alexandre Gefen, chercheur au CNRS spécialisé dans les humanités numériques, dans le magazine Lire de ce mois. "Les IA sont une formidable machine narrative. ChatGPT raconte beaucoup mieux qu’il ne raisonne, car ce sont des moteurs statistiques qui vous prédisent des enchaînements de textes. Pour les mathématiques, cela entraîne des erreurs, mais il est capable de fabriquer des récits (…) Elles peuvent remplacer un être humain pour faire un bulletin météo, par exemple, pour résumer des textes, pour avoir un aide-mémoire." Cependant, "pour décrire un rapport nouveau de la sensibilité humaine au monde, les IA nous renvoient au passé. Ce sont en réalité des machines rétrogrades et conservatrices".

Les IA nous renvoient donc à la masse d’informations qui façonnent nos histoires, ce qui, dans une culture de l’écrit comme marqueur civilisationnel, lui donnerait presque une autorité d’historiographe. Notre rapport au futur, dans ce qu’il a de nouveau, d’inédit, de fortuit, d’aléatoire, à ce que l’on peut encore transformer, créer, inventer, à tout ce qui fait qu’une vie en est une, lui est en revanche inaccessible. L’IA ne peut pas prédire ce que nous serons dans 10, 20 ou 100 ans. Elle ne peut pas deviner ce que seront nos désirs et nos rêves. Il faudrait aussi ajouter que ces intelligences, appelées à juste titre "artificielles", n’ont pas d’histoire propre. Elles n’ont pas eu d’enfance, ni d’adolescence. Elles n’ont pas d’émotion, pas de sexualité, et ne connaissent pas de rapports conflictuels. Toutes ces choses qui font que nul n’est interchangeable.

Nayla Tamraz
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