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C’est une lumière bleue et diffuse qui vous accueille à la galerie Sfeir Semler à Beyrouth, une sorte de brume qui entoure objets et personnes. Les images émergent ensuite, puis les textes. Le visiteur les découvre au fur et à mesure de cette promenade immersive dans les locaux réaménagés à l’occasion de l’exposition The Return de Rayyane Tabet qui accueille des agrandissements photographiques d’une tête de taureau. De quoi s’agit-il?

D’une sculpture en marbre datée environ de l’an 360 av. J.-C. et découverte par l’archéologue français Maurice Dunand, spécialiste du Proche-Orient ancien, lors du chantier de fouille du temple d’Eshmun à Saïda en juillet 1967. Enterrée pendant des millénaires, cette sculpture se serait, en l’espace d’un demi-siècle, entre 1967 et 2017, déplacée de Saida à Byblos, aurait disparu pendant plus de trois décennies, réapparu dans le Colorado aux États-Unis avant de poursuivre une existence retirée dans les galeries grecque et romaine du Metropolitan Museum of Art de New York. Cinquante ans après sa réapparition, une affaire judiciaire visant à statuer sur son propriétaire légitime la met donc sur le devant de la scène. Il s’agissait en l’occurrence, dans cette opération légale, de savoir si les quatre photographies prises en 1967 par l’équipe de Dunand et les quatre autres prises en 2017 par le bureau du procureur du district de Manhattan étaient des images du même objet. L’exposition étudie le parcours de cette pièce en marbre.

S’appuyant sur une considérable recherche, le travail de Rayyane Tabet explore la relation entre le passé et le présent à travers des récits qu’il réactive et qui offrent une compréhension alternative des grands événements sociaux et politiques. Ses installations se proposent comme des reconstitutions de contextes qu’il revisite. C’est aussi le cas dans The Return. Pour en comprendre les enjeux, il est nécessaire de revenir sur les propositions de Tabet depuis 2016, date à laquelle il entame un travail qui, performant sur le terrain de l’archéologie, sera formalisé un an plus tard dans le cadre d’une exposition qu’il présente au Kunstverein à Hamburg (2017-2018), puis à la galerie Sfeir-Semler à Beyrouth (2018) et au Carré d’art de Nîmes (2019), dans laquelle Tabet explore le lien entre les histoires mineures et les événements majeurs, mêlant récits officiels et histoires personnelles. Fragments est le titre de cette exposition qui se penche sur une mission archéologique menée au tournant du 20e siècle par le diplomate allemand Max von Oppenheim sur le site de Tell Halaf, au Nord-Est de la Syrie, et dans le cadre de laquelle Faik Borkhoche, l’arrière-grand-père de Rayyane Tabet, est désigné par les autorités mandataires pour être le secrétaire personnel de von Oppenheim. Sa mission officieuse consistera à rassembler des informations sur les fouilles menées sur ce site. L’exposition entreprendra de raconter l’histoire du détournement des découvertes archéologiques faites à Tell Halaf, en 1911-1912. Cette histoire constituera le point de départ d’une enquête archéologique et géopolitique qui interrogera le patrimoine familial, la conservation des vestiges archéologiques, les pratiques muséologiques, et qui, bien sûr, posera les questions, toujours d’actualité, de l’appropriation culturelle, de la dépossession et la dissémination de nombreux trésors archéologiques, voire leur disparition. Le travail développé par Tabet a fait ensuite partie de l’exposition Royaumes oubliés. De l’empire hittite aux Araméens au musée du Louvre (2019), puis au Metropolitan Museum of Art, à New York (2019-2020), de l’exposition Alien Property, avant d’être accueilli par la Sharjah Art Foundation (2021) dans l’exposition Exquisite Corpse dérivant du projet Fragments.

The Return étudie donc le parcours d’une pièce en marbre déterrée à Saïda en juillet 1967, soit un mois après la guerre arabo-israélienne qui constitue un événement majeur dans l’histoire et la géopolitique du Moyen-Orient ainsi que dans la distribution des forces dans les territoires de cette région. À l’époque où cette guerre avait eu lieu, des couvre-feux avaient été imposés, exigeant que les sources de lumière soient éteintes, afin que l’exposition aux raids aériens ennemis s’en trouve limitée. Afin de contourner ces mesures, les habitants se sont mis à peindre les fenêtres de leurs appartements et les phares de leurs voitures en bleu, se rendant, de la sorte, moins visibles. Faisant une allusion à ces pratiques collectives d’invisibilisation et de résistance en inondant de bleu l’espace de la galerie, Tabet fait référence au contexte géopolitique dans lequel la tête de taureau avait été découverte pour la première fois. Pour l’occasion, les fenêtres de la galerie ont été recouvertes d’un film bleu transparent. Des lampes de voiture modifiées ont été suspendues au plafond, éclairant l’espace à travers leurs ampoules peintes en bleu. La scénographie, pour le moins inhabituelle, mise sur l’expérience immersive.

C’est donc un pan d’histoire qui fait retour en même temps que la tête de taureau qui revient sur le devant de la scène. Le retour est enfin aussi celui du visiteur qui, par le biais de l’expérience immersive, va à la rencontre du moment historique. Un moment au prisme duquel les évènements actuels peuvent également être lus.

L’exposition se déroule en 8 chapitres, 8 photographies agrandies pour couvrir les 8 murs de la galerie, 8 étapes d’une chronologie qui reconstitue le parcours de la tête de taureau, en même temps qu’un ensemble de photographies, d’inventaires de fouilles, de rapports de police, de factures de vente, de documents d’expédition, de contrats de prêt, de déclarations en douane, de magazines, d’e-mails et de documents judiciaires présentés à la Cour suprême de New York dans le cadre d’une série d’enquêtes qui a eu lieu entre 2017 et 2021. La sculpture a depuis été restituée au Liban et elle est aujourd’hui exposée au Musée national de Beyrouth. Poursuivant son enquête sur les questions de restitutions et de propriété, de patrimoine culturel et d’identités nationales qui sont, elles-mêmes, tributaires d’une géopolitique régionale, The Return donne à comprendre les conditions d’existence des antiquités à notre époque.

Rayyane Tabet (1983, Ashqout, Liban) a étudié l’architecture à la Cooper Union University de New York et les beaux-arts à l’Université de Californie à San Diego. Ses expositions personnelles comprennent le Walker Art Center, Minneapolis (2021), la Sharjah Art Foundation (2021), le Storefront New York (2020), Parasol Unit Foundation of Contemporary Art London (2019), le Metropolitan Museum of Art, New York (2019), le Louvre, Paris (2019), le Carré d’Art de Nîmes (2018), la Kunstverein, Hambourg (2017), la daadgalerie, Berlin (2017), le Witte de With Center for Contemporary Art, Rotterdam (2017), le Museo Marino Marini, Florence (2016) et le TROUW, Amsterdam (2014). Son travail a été présenté à la Biennale de Whitney (2022), à la Triennale de Yohama (2020), à la Biennale de Lahore (2020), au Jameel Art Center (2018), à la 21e Biennale de Sydney (2018), à la Manifesta 12 (2018), à la 21e Biennale de Sydney (2018), à la 15e Biennale d’Istanbul (2017), à la 32e Biennale de São Paulo (2016), à la 6e Biennale de Marrakech (2016), aux 10e et 12e Biennales de Sharjah (2011 & 2015) et à la 2e Triennale du New Museum (2012). Il a reçu le Emerging Artist Award de la Biennale de Sharjah (2011), le prix du Jury de la Future Generation Art Prize (2012) et le Abraaj Group Art Prize (2013). Son travail se trouve dans les collections des musées publics, y compris au Metropolitan Museum of Art.

RAYYANE TABET, The Return, à la galerie Sfeir-Semler jusqu’au 16 août 2023.

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