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On le doit beaucoup au psychiatre et psychanalyste Jacques Lacan (1901-1981), ce mot bizarre qu’il propose en 1969 dans son séminaire XVI (publié en 2006 aux éditions du Seuil) qui voudrait désigner la part d’intimité volontairement rendue publique. Il était pourtant un peu connu, ce "souci de soi" des philosophes de l’Antiquité qui consiste en un travail personnel de décentrement visant un "souci des autres" compris sous l’angle du collectif, dont Michel Foucault se fait aussi l’écho dans Dits et écrits (tome IV). Il est vrai aussi qu’on trouvait déjà le mot "extime" sous la plume d’Albert Thibaudet dans un article de La Nouvelle Revue Française daté du 1er juin 1923, "Lettres et journaux". Thibaudet lui donne le même sens: il désigne ce qui est tourné vers le dehors.

Provenant du latin intimus, superlatif de intus signifiant "dedans", "intime" veut donc dire non simplement ce qui est "au-dedans", mais "le plus au-dedans". Tel est d’ailleurs le sens que le terme prend dans l’exercice quotidien de ce que nous appelons un "journal intime". En soi, l’expression représente un paradoxe puisque l’écriture est déjà en elle-même une forme extériorisée du moi. Dès lors, le seul véritable journal intime serait celui qui s’écrit à l’intérieur même de chacun. La démarche qui consiste à rendre compte de cette intériorité sur une feuille ne fait donc sens que si ce compte rendu que l’on se fait restait caché aux yeux de tous. En même temps, que serait la littérature sans le nombre considérable de journaux intimes et autres écritures de soi, autobiographies et autofictions en prime, publiés à ce jour? Partant de là, il apparait que l’intime ne peut être pensé à partir de la simple opposition extérieur/intérieur ou public/privé. Dans le champ de la psychanalyse, les notions d’intime et d’intimité font donc appel à la catégorie de l’extime qui, contrairement à ce qu’il y parait, n’est donc pas le contraire de l’ "intime". Elle permettrait même de penser ce dernier. Le mot, qui reste très lié à la psychanalyse de Lacan, est d’ailleurs repris par l’écrivain Michel Tournier qui publie un Journal extime (Gallimard, 2002).

Pour approcher cette notion, Lacan s’est référé à la notion de cri présentée par Freud qui le pose comme un appel de l’Autre. Ce cri d’effroi devant l’innommable ne s’entend pas. Il fait signe vers ce lieu, à l’intérieur, de nous-même, que nous ne pouvons approcher sans effroi, car, face au cri de l’autre, "le sujet se souvient de ses propres cris et revit ses propres expériences douloureuses" ("Esquisse d’une psychologie scientifique" in Naissance de la psychanalyse, 1895). Lacan illustre les propos de Freud en convoquant le célèbre Cri de l’artiste norvégien Edward Munch dont il existe cinq versions réalisées entre 1893 et 1917. Cette œuvre iconique montre un homme qui crie, se détachant sur l’arrière-plan d’un paysage embrasé (le fjord d’Oslo vu d’Ekeberg) et constitue une sorte d’allégorie de l’angoisse existentielle de l’homme moderne. Quelques mots de Munch extraits de son journal du 22 janvier 1892 permettent de comprendre ce tableau à partir de son expérience subjective: "Je me promenais sur un sentier avec deux amis – le soleil se couchait – tout d’un coup le ciel devint rouge sang. Je m’arrêtai, fatigué, et m’appuyai sur une clôture – il y avait du sang et des langues de feu au-dessus du fjord bleu-noir de la ville – mes amis continuèrent, et j’y restai, tremblant d’anxiété – je sentais un cri infini qui passait à travers l’univers et qui déchirait la nature."

Du fait d’être extériorisé, le cri va donc permettre de définir le plus intime du sujet. Pour Lacan, en effet, l’intime n’est reconnaissable comme tel qu’en se projetant au-dehors de soi: "C’est dans cette extériorité jaculatoire que ce quelque chose s’identifie, par quoi ce qui m’est le plus intime est justement ce que je suis contraint de ne pouvoir reconnaître qu’au dehors. C’est bien pourquoi ce cri n’a pas besoin d’être émis pour être un cri. J’ai démontré dans cette gravure magnifique qui s’appelle Le Cri, de Munch, que rien ne convient mieux à sa valeur d’expression que le fait qu’il se situe dans ce paysage calme, avec pas loin sur la route deux personnes qui s’éloignent et qui ne se retournent même pas, de la bouche tordue de l’être féminin qui, au premier plan, ce cri, le représente, il est d’essence qu’il ne sorte rien que le silence absolu. C’est du silence que centre ce cri que surgit la présence de l’être le plus proche, de l’être attendu… d’autant plus qu’il est toujours déjà là… le prochain (…)" (Jacques Lacan, D’un Autre à l’autre).

Que devient le cri à l’ère des pratiques communicatives contemporaines? Le mot trouve, il est vrai, depuis une vingtaine d’années, un nouvel écho auprès des psychanalystes, mais aussi auprès des sociologues et des anthropologues qui étudient les enjeux de société inhérents au développement des blogs, forums et réseaux sociaux divers. La médiatisation et l’explosion des expressions de la vie personnelle remettent donc en question les frontières et la définition même de l’"intime" et posent l’existence de nouvelles formes – "extimes" – de publicité de soi. Poussant la confusion avec le journal intime, pratique d’écriture permettant au "moi" d’exister sur les pages d’un cahier, la plateforme Facebook (qui fait aujourd’hui figure d’aïeule) n’avait-elle pas lancé, en septembre 2011, le service "Timeline" ("Journal" dans la version française)? Ce service permettant aux Facebookers de retracer, par une frise chronologique, les événements de leur vie: "est une nouvelle façon d’exprimer qui vous êtes" (Le Monde, 24 septembre 2011), explique Mark Zuckerberg, patron de Facebook. Les blogs, les réseaux sociaux et autres plateformes aussi diverses que nombreuses aujourd’hui dans le monde virtuel d’internet et du méta sont, de fait, autant de lieux où notre intimité se surexpose. La vie privée y est désormais visible au même titre que la vie sociale, professionnelle ou politique, selon l’avis commun désormais bien connu, "être visible, c’est exister". Pour reprendre le titre de l’ouvrage du psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron, consacré au programme de téléréalité Loft Story, l’extimité serait L’intimité surexposée (Ed. Ramsay, 2001).

Dans cet ouvrage, Tisseron réfute le concept d’exhibitionnisme que l’on utilise pour qualifier la démarche des individus qui participent aux émissions de téléréalité, préférant le mot "extimité" pour expliquer le désir de partager des éléments de sa vie intime dans le but de se les approprier, de leur donner plus de valeur et de les sublimer à travers le regard de l’autre. Ainsi, "Je propose d’appeler " extimité " le mouvement qui pousse chacun à mettre en avant une partie de sa vie intime, autant physique que psychique. Ce mouvement est longtemps passé inaperçu bien qu’il soit essentiel à l’être humain. Il consiste dans le désir de communiquer sur son monde intérieur. Mais ce mouvement serait incompréhensible s’il ne s’agissait que " d’exprimer ". Si les gens veulent extérioriser certains éléments de leur vie, c’est pour mieux se les approprier en les intériorisant sur un autre mode grâce aux échanges qu’ils suscitent avec leurs proches. L’expression du soi intime – que nous avons désigné sous le nom " d’extimité " – entre ainsi au service de la création d’une intimité plus riche." (L’intimité surexposée).

Aujourd’hui que le simple fait qu’internet passe quelque peu en obsolescence, si ce n’est dans la pratique, tout au moins dans le champ de la recherche, absorbé qu’il est par ce phénomène plus complet, qui induit également des expériences plus totales, et parfois plus radicales, qu’est le métavers et le phénomène des intelligences artificielles, aujourd’hui donc, comment penser l’extime? Il faudrait pour cela remonter à la psychanalyse freudienne, et la psychanalyse tout court, maintenant quelque peu teintée de romantisme. Il faudrait revenir sur les vertus du "tout dire" désormais quelque peu dépassé par la multiplicité des moi impliqués dans la multidimensionnalité du monde, ces moi qui pourraient devenir des observateurs de leur propre vie. Il faudrait pouvoir continuer de croire que le processus vers le bonheur souhaité se déroule dans cette réalité et pas dans une autre, ce qui relève parfois, en effet, du véritable défi. Il faudrait pour cela revenir sur les notions mêmes de personne et de réalité et, bien sûr, se poser à nouveau la question de l’intime et de son lieu de résidence.

Nayla Tamraz

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