Pas un jour ne passe sans apprendre la mort d’un proche, d’un lointain, d’une connaissance, d’un homme à qui on a serré la main rien qu’une fois, d’une personne qu’on a croisée et qui nous a fait décroiser les bras parce que les siens sont chaleureux et grandement accueillants. L’aphorisme "ce qui ne me tue pas me rend plus fort" n’est plus valable quand la mort nous arrache quelqu’un.e quelque part à la première heure du matin ou à n’importe quelle heure, car l’horloge de la camarade est souvent, pour ne pas dire constamment, déréglée.

On déverse nos larmes une goutte à la fois, car le cortège qui suit la procession est long comme un jour sans pain, aussi long qu’une nuit d’hiver dans une chambre délabrée ouverte à tous les vents. Les photos des ceux glanés à tout va par la faucheuse s’affichent sur Facebook, visages méconnus; sinon de ceux et celles qui les ont connus en vrai, qui ont eu la chance de les palper, de constater qu’ils sont en chair et en os. Des noms communs, mort commune, morts comme un, communion avec l’absence, adieux camarade. La camarde est à mon chevet.

On sympathise avec nos amis virtuels éplorés. On réagit au tour du quart. On condense ce qu’ils/elles ressentent dans un émoji en émoi. Un émoji représentant un œil duquel une larme coule en se figeant dans l’éternité de l’instant. La mort est le larbin de la vie. Celle-ci dernière lui siffle et celle-là est déjà à pied d’œuvre. Le grelot accroché à la porte s’ébranle: "Ouvre-moi la porte, mon ami Pierrot." Un être meurt et une part de nous part avec lui, sans toutefois le connaître, c’est comme ça. On n’y peut rien. Et ce rien est tout de ce qui reste de lui à travers l’ami.e qu’on console lapidairement par un "RIP" banal, insipide parce qu’on est trop paresseux d’écrire "Rest in peace" ou par un "Que Dieu l’accueille dans Son Royaume."

Les photos de ceux qui sont morts se succèdent. Et on cède au malheur qui frappe leurs familles comme le début de la Symphonie no. 5 frappa Beethoven de plein fouet au moment où son majordome lui amena sa collation en tapant successivement à la porte du sourdingue: ta ta ta ta, ta ta ta ta. Beethoven trouva enfin la clé à son blanc musical.

Être sourd d’oreille. Ne pas entendre la mort arrivée avec ses grands sabots ne nous soustrait pas à notre finitude. Alors avant d’entendre le glas de la cueillette éternelle, on court vers nous-mêmes, vers ce que nous étions quand on avait 5 ans, 10 ans, 12 ans, 14 ans. À notre lit de mort, on n’est jamais dans le présent. Jamais dans le futur. Il n’existe que l’instant que la vie négocie avec la Parque. Pour l’étirer, la prolonger, l’entretenir de contes qu’elle connaît déjà par cœur, pour perpétuer le dernier râle, pour maintenir en haleine un mourant qui s’accroche à sa dernière. Plus on avance en âge, plus urgent est le devoir de ravauder, rapetasser nos différends avec ceux à qui nous avions causé du tort, à tort et à travers. Alors on court pour écourter nos peines, régler nos discordes, dans le but ultime de se réconcilier avec tout le monde avant que la mort ne se serve du heurtoir de notre vie qui aura pour musicalité: ta ta ta ta, ta ta ta ta.