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Dans la dernière phase de sa vie, le peintre paysagiste anglais John Constable (1776-1837) réalisa pas moins de quelque cinquante peintures et plus d’une centaine d’études, cherchant à transmettre les effets de la lumière, de l’atmosphère et du mouvement dans le ciel occidental, prenant des notes, pour chacune, sur les conditions météorologiques, la direction du vent, la formation nuageuse représentée, la date et l’heure de la journée à laquelle elles ont été exécutées. Cette pratique, Constable l’appelait "skying". C’était sa manière de construire et d’exprimer une relation personnelle avec le lieu (Suffolk, Brighton ou Hampstead) en y revenant autant de fois qu’il devait le faire pour réaliser ses croquis. Aussi, Zena Assi expérimente sa relation particulière à sa ville, Beyrouth, qu’elle juxtapose au ciel anglais de Constable. On y voit, comme sur un bouclier d’Achille, les récits dormants de son monde urbain. Dans Study of a Cloud After Constable, l’artiste fait donc dialoguer les deux plans de la composition de cette série de 40 petits et 5 grands tableaux qui renvoient, plus intimement, aux deux composantes d’une géographie intérieure. C’est aussi, dit-elle, "une interrogation sur le temps (symbolisé par le ciel) et sur le lieu (symbolisé par le paysage urbain)". De fait, l’exposition Study of a Cloud propose un corpus d’œuvres allant de 2015 à nos jours qui mettent en lien les espaces et les temps, et un voyage temporel autant que spatial dans les civilisations anciennes, leurs mythologies, leurs légendes et leurs croyances. On y voit des objets en céramique, des colonnes de temples imaginaires, des totems et des gargouilles inspirés d’objets existant dans les collections du musée national de Beyrouth. Assi se réapproprie les artefacts de la culture archéologique qui, déplacés de leur contexte, parlent du monde contemporain. On y retrouve les préoccupations de l’artiste sur le fait de résider dans cet espace "intermédiaire" où les lieux et les temps peuvent entrer en dialogue.

Les récipients en terre cuite utilisés depuis des millénaires pour raconter des histoires de guerres, de conquêtes, de héros et de divinités diverses sont souvent parés des histoires des cités et de leurs habitants. L’érosion à laquelle ils ont été soumis contient de la latence et de la mémoire. Des villes au développement organique se déploient aussi sur les récipients imaginés par Zena Assi, comme sur des vases antiques. On y retrouve aussi quelques-uns de ses personnages esseulés inspirés, comme elle l’a souvent dit, des caractères de la peinture viennoise de la Sécession. Ses objets contiennent également de la mémoire, des traces, des histoires et projettent, hors d’eux-mêmes, sur les parois qui les délimitent, l’imaginaire urbain qu’ils véhiculent.

Zena Assi Vessel 2022 Handbuilt Ceramics with Glazing and Transfers 12x10x10 cm.

Comme les objets en céramique, les colonnes de Assi invitent à traverser le temps. S’inspirant des 6 colonnes restantes des 54 initiales du temple de Jupiter à Baalbeck, les 3 colonnes, en céramique également, s’élèvent du sol de la galerie jusqu’à 180 cm de hauteur, comme l’épiphanie d’un temps immémorial où la mémoire et le temps présent s’unissent en un même objet orné de dessins sculptés, de sous-glaçures, de motifs en bas-relief et de décalcomanies représentant la ville. Elles sont surmontées de gargouilles, initialement destinées, dans les cathédrales médiévales, à faire écouler les eaux des pluies. Cet ornement architectural qui emprunte aux bestiaires fantastiques, aux figures animales, humaines ou hybrides a aussi une fonction apotropaïque: les gargouilles repoussent le mal veillent sur l’édifice.

Zena Assi Gargouille.

Empruntant le langage visuel du totem, sorte d’animal sacré qui, dans les sociétés primitives, sert d’emblème à une collectivité, Assi réalise des répliques en céramique d’animaux et de figurines faisant référence à la guerre et à la mythologie. Sur ces totems elle superpose des effigies d’elle-même, subvertissant ainsi les représentations de la mythologie antique où la femme apparaît dans des rôles caricaturaux de victime ou de manipulatrice.

Zena Assi Al-Balad 2023 Etching and Aquatint with Chine Colle on Hahnemuhle Archiva Paper 32×33 cm.

C’est donc un ensemble d’œuvres très ancrées dans l’histoire de l’art, des civilisations, dans les mythologies anciennes autant que dans la culture visuelle contemporaine, l’histoire actuelle et sa violence que nous propose Zena Assi, dans un mélange de registres alliant la tragédie à la satire et parfois à l’humour et le jeu, la peinture aux caractères graphiques et à l’animation. Ecce Homo est ainsi un court métrage prenant appui sur les 6 eaux-fortes et aquatintes sur papier s’inspirant des gravures et des dessins du peintre espagnol Francisco Goya (1746-1828). Cette série, justement intitulée Les Désastres de la guerre (1810-1820), dépeint les atrocités de celle-ci: scènes de maladies, de famines, de viols et d’exécutions dont on a dit qu’elles constituaient une "floraison prodigieuse de la rage" (Connell, Evan S. Francisco Goya: A Life. New York: Counterpoint, 2004, p. 175). Ces images fortement imprégnées d’un ensemble de conflits historiques du début du XIXe siècle en Espagne – l’invasion de l’Espagne par Napoléon Bonaparte en 1808, suivie de la guerre de la péninsule (1808-1814) et de la famine qui a assiégé Madrid durant l’hiver 1811-812 –, bien qu’elles s’inscrivent dans des contextes historiques spécifiques, sont toutefois à replacer dans un propos que Goya avait voulu universel. Car il s’agissait avant tout, en dénonçant la guerre, la violence et l’injustice, de mettre en avant la dimension humaine. C’est aussi le propos de Assi qui, à travers le titre qu’elle donne à cette série, fait une allusion à la représentation du Christ couronné d’épines, symbolisant l’humanité souffrante. La thématique de l’Ecce Homo qui traverse l’histoire de l’art fait référence aux mots ("voici l’homme" en latin) prononcés par Ponce Pilate dans l’Évangile de Jean, lorsqu’il présente Jésus à la foule hostile juste avant sa Crucifixion (Jean 19:5). L’artiste s’intéresse au traitement de ce thème chez les peintres expressionnistes allemands de l’après-guerre, chez George Grosz (1893-1959) en particulier qui, dans une série du même nom (1915-1922) réalise des dessins satiriques qu’il présente comme une critique de leur époque et de la société. Assi se saisit d’un détail de l’œuvre de Goya et l’insère dans le chaos des villes avec les symboles guerriers d’aujourd’hui, illustrant ce qui ressemble à une crise globale de notre contemporanéité. Son geste emprunte aux techniques anciennes de l’eau-forte et de l’aquatinte sur plaque de cuivre que l’artiste espagnol pratiquait aussi, s’inscrivant ainsi dans ce qui semble être le cycle de l’histoire. Tout cela s’anime enfin dans le court métrage qui montre, sous l’hégémonie d’une sorte de Léviathan, incarnation du pouvoir et du mal qui plane au-dessus de la ville, l’humanité de Assi témoin de la violence, de la guerre, et des catastrophes de l’histoire.

Zena Assi Al-Balad 2023 Etching and Aquatint with Chine Colle on Hahnemuhle Archiva Paper 32×33 cm.

Cette contemporanéité constitue enfin le sujet de Dinner Table, une installation composée de 5 chaises autour d’une table ronde et qui se pose à l’interface du personnel et du collectif, brouillant les frontières des récits. La table à manger, qui symbolise le lieu de l’enracinement familial, est un motif récurrent dans le travail de l’artiste. On y voit posées 5 assiettes plates décorées, chacune, du portrait d’un membre de la famille (père, mère et trois filles). Tout y est, de même qu’une série de 22 dessins de mouches affublées de matricules et de références diverses à l’environnement actuel, au crayon fortement texturé, suspendus au plafond au-dessus de la table, comme un mobile inquiétant. Ces insectes font allusion aux victimes de la guerre en Syrie, transformées en numéros, qui tombent, précisément, "comme des mouches". Dans cette installation, les mouches sont aussi le symptôme d’une inquiétude qui flotte dans l’air, comme une prémonition qui assombrit un dîner de famille.

Cet ensemble à la fois prolifique, varié, original dans sa proposition, techniquement sérieux et intelligemment rendu est en vue à la galerie Tanit, Beyrouth, du 15 juin au 3 août 2023.

Zena Assi My City Framed in Colors. 2023. Giclee on Hahnemuhle Paper 27×45 cm.

Nayla Tamraz
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