Écoutez l’article

 

Aroun nous a emmenés à la mer, du côté de Tyr. Nous sommes montés dans notre vieille Mercedes 230 blanche, colorée de la poussière orangée des terres d’argile du sud, et nous avons pris la route. Une demi-heure plus tard, nous profitions d’une douce parenthèse: la Méditerranée et ses vagues ourlées sous les yeux et l’air du vent des côtes libanaises dans nos cheveux. Les garçons se sont baignés avec leur père tandis que j’ai marché sur le sable humide, les pieds dans l’eau et dormi sous notre parasol familial décoloré.

Sur le chemin du retour, nous avons été stoppés net dans le village situé à quelques kilomètres du nôtre. Plusieurs voitures formaient une file indienne, toutes bloquées, moteur coupé. Aroun est descendu et s’est approché un peu. D’autres conducteurs avaient eux aussi quitté leur véhicule. Je suis également sortie, debout à côté de la voiture. Au loin, je vis la douzaine d’hommes qui se faisaient face, alignés et se tenant en joue. Derrière eux, d’autres soldats menaçants étaient prêts au combat. D’après leurs signes distinctifs des Libanais de confessions différentes s’opposaient. Ils parlaient fort, la sueur perlaient sur leurs visages durs, leurs traits exprimaient une tension palpable par tous. Un homme a sorti une longue lame acérée qui était attachée dans son dos, a surgi de l’un des groupes en retrait et a scindé en deux la ligne d’assaillants qui lui barrait le passage. J’étais tétanisée. J’ai ordonné à mes fils de se recroqueviller sous leur siège et de ne pas bouger. Nous pouvions encore faire demi-tour, mais ma gorge nouée m’empêchait d’appeler mon époux à revenir vers nous.

Dans le groupe adversaire, un homme a éclaté de rire face au soldat téméraire au couteau. Il a lancé un juron d’une vulgarité abjecte et a ouvert sa veste en grand sur les explosifs attachés à sa ceinture. Aucun doute que s’il les déclenchait nous étions tous morts.

C’est à ce moment précis qu’une crampe d’une douleur inouïe a irradié depuis mon bas ventre jusque dans mes côtes. J’ai senti le liquide couler le long de mes cuisses et vu la flaque d’eau assombrir le sable beige. J’avais perdu les eaux. Ma petite fille voulait naître maintenant.

Je ne sais quel courage insensé s’est emparé de moi à ce moment précis. C’était maintenant ou jamais. À bien y réfléchir, un acte presque suicidaire…

Je me suis avancée vers cette scène dangereuse de ma démarche de pingouin, me tenant le dos, ma longue jupe trempée. J’ai dépassé mon mari péniblement, mais il ne m’a pas reconnue d’emblée et je me suis interposée entre les groupes d’hommes. Oui, je me suis positionnée entre les deux rangées de loups qui se toisaient, crocs sortis, prêts à se sauter à la gorge dans un bain de sang. La proie idéale.

Stupéfaits par cette intrusion inattendue, ils sont restés immobiles. Une minute salutaire.

La nature a fait son œuvre, j’ai hurlé comme une démente, déchirant le silence de cette scène suspendue. Mes genoux ont ployé sous le poids de mon corps et je me suis accroupie, les deux mains posées au sol. J’ai entendu Aroun supplier les assaillants de ne pas me faire de mal. Il s’est approché de moi et m’a attrapé la main. Je l’ai serrée si fort que j’ai du lui briser quelques phalanges. Et j’ai mis au monde ma petite fille. Les miliciens ont lâché les armes, l’un d’eux a prié et ils ont fait demi-tour. Leur bataille n’aurait pas lieu maintenant.

La venue au monde de ma fille a modifié le cours du temps. Nous avons échappé au massacre et vécu un instant d’humanité inimaginable. Je suis une femme et ma plus belle victoire est ma fille. J’ai donné la vie et empêché, un instant au moins, que la mort ne se répande sur notre chemin. Nous ne savions pas que la guerre serait une lente tyrannie de plusieurs années. Mais ce 5 août 1979, le miracle de la vie nous a offert un espoir.

Mon rêve s’est réalisé, ma petite Selma est née dans ce moment de paix volé à la guerre. Selma. "Salam", la paix.

Tags :

Abonnez-vous à notre newsletter

Newsletter signup

Please wait...

Merci de vous être inscrit !