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L’autrice et conservatrice des collections byzantines au Petit Palais, Raphaëlle Ziadé, vient d’obtenir trois prix successifs pour son livre joyau L’Art des chrétiens d’Orient, édité chez Citadelles et Mazenod dans sa prestigieuse collection "L’art et les grandes civilisations". Le 9 mars 2023, elle reçoit le prix de la Gazette Drouot; le 15 mai 2023 elle remporte la mention spéciale du jury du prix littéraire de l’Œuvre d’Orient, remis par la secrétaire perpétuelle de l’Académie française, Mme Hélène Carrère d’Encausse; et le 30 juin 2023, elle est distinguée par le prestigieux prix de la Fondation Pierre-Antoine Bernheim de l’Académie des inscriptions et belles lettres, incluant une dotation. Ici Beyrouth a rencontré la spécialiste du christianisme oriental.

Aujourd’hui, la dénomination "chrétiens d’Orient" contient des connotations de chauvinisme, après sa récupération par le dictateur Bachar el-Assad, qui prétend être le protecteur des minorités. Vous dites que ce n’était pas le titre initial que vous aviez choisi pour votre livre. Pourquoi l’éditeur a-t-il préféré ce titre?

 Je voulais appeler mon livre "L’art chrétien du Proche-Orient", mais l’expression "chrétiens d’Orient" l’a emporté par souci d’identification du sujet par le lectorat français. Il s’agit en effet d’un concept occidental ancien, qu’on trouve déjà en latin dans les sources médiévales, pour parler des chrétiens vivant en Orient. Pour ma part, j’aurais préféré une approche géographique pour le titre. Dans le texte, je n’emploie du reste pas cette expression que je juge trop vague; je situe les faits artistiques le plus précisément possible en les contextualisant localement et temporellement.

Comment pouvez-vous définir l’art des différentes provinces orientales chrétiennes, selon les divers rites et leur lien avec les différentes périodes historiques? Peut-on dire que telle confession dans tel contexte chronologique se caractérisait par tels critères artistiques?

Il y a peu de marqueurs identitaires dans l’art. Nous avons des images nées dans l’Empire romain d’Orient, très largement partagées. Elles ont trait à la vie du Christ et de la Vierge avec des cycles qui sont liés aux fêtes. Elles s’imposent dans les manuscrits, les mosaïques, les peintures murales, dès l’Antiquité tardive et à l’époque médiévale. Même les langues ne sont pas spécifiques à une communauté. On trouve le grec, l’arabe et le syriaque côte à côte. Les constructions identitaires communautaires font partie de l’histoire de l’Église, mais l’art transcende ces divisions. J’étudie l’art chrétien sur le temps long, deux mille ans d’histoire, chez toutes les communautés et sur une géographie très vaste, à titre d’exemple la Mésopotamie, l’Égypte et l’archéologie chrétienne d’Arabie saoudite. Quand je préparais mon exposition Chrétiens d’Orient, 2000 ans d’histoire à l’Institut du monde arabe en 2017, je suis allée voir les patriarches à la tête des différentes confessions pour leur demander des prêts. J’ai rencontré le patriarche d’Alexandrie, Tewodros, au Caire, le patriarche Béchara el-Raï à Bkerké, ainsi que d’autres patriarches et prélats des différentes Églises orientales. Tous voulaient savoir comment l’art de leur communauté serait représenté. J’ai répondu qu’il n’y aurait pas de section réservée spécifiquement aux maronites, ni aux coptes, ni aux syriaques ou aux Arméniens. Car je parlerai de l’art du christianisme oriental dans son développement historique et dans son ensemble. Quand les archéologues mettent au jour une nouvelle église antique, on peut difficilement savoir la confession des fidèles qui la fréquentaient. Jusqu’au Ve siècle, il n’y avait qu’une seule Église universelle. Puis des Églises locales ont pris leur autonomie par rapport au pouvoir central situé à Constantinople, à partir du Concile d’Éphèse jusqu’à l’époque moderne où l’on assiste à des rattachements à Rome – choix que les maronites ont fait dès le Moyen Âge. Je me concentre sur la naissance des images et leur développement dans le culte et les pratiques individuelles. Ces images sont nées dans l’Empire romain qui est devenu chrétien et c’est en rapport avec les civilisations anciennes, encourageant les représentations des divinités.

On sait que votre merveilleux livre est une belle synthèse de l’exposition Chrétiens d’Orient, 2000 ans d’histoire à l’Institut du monde arabe en 2017-2018, enrichie de nouvelles recherches. Comment avez-vous conçu l’architecture du livre, selon quelles priorités?

Mon travail en tant qu’historienne des religions et historienne de l’art, c’est d’évaluer, de contextualiser ce qui existe, en m’intéressant aux œuvres d’art, mais aussi aux sites archéologiques et aux monastères. J’examine le matériel existant, ce que l’on connait, ce que l’on a découvert, ce que l’on a étudié et je les mets en perspective. Mon périmètre géographique correspond aux pays arabes d’aujourd’hui, du Moyen-Orient, ainsi qu’à certaines régions limitrophes. J’aurais pu étendre mon analyse au Caucase et à l’Éthiopie par exemple, qui ont également des expressions artistiques relevant du christianisme oriental, mais le sujet aurait été trop vaste. Le fil directeur, ce sont les convergences selon une chronologie développée sur quatre temps: L’Antiquité, la période omeyyade et abbasside, la période médiévale et la période ottomane. Il y a une approche par groupements d’œuvres et par techniques: l’icône, l’orfèvrerie, les tissus, les sculptures sur boiseries, la peinture murale. Si on prend la peinture médiévale murale, aux XIIe et XIIIe siècles, elle est tout aussi belle dans les églises maronites que dans les églises grecques-orthodoxes, sur la côte libanaise ou dans la montagne. Les artistes sont les mêmes, il n’y avait pas un artiste melchite ou un artiste maronite, mais un bon artiste, avec son atelier, qui travaillait pour toutes les communautés.

Pourtant l’étude de cet art était assez marginale dans l’histoire de l’art, car le Moyen-Orient est considéré comme une périphérie du monde romain et byzantin. J’ai voulu montrer cette richesse dans l’exposition Chrétiens d’Orient à l’Institut du monde arabe et avec toute la documentation que j’avais et la proposition de mon éditeur, j’en ai fait un livre de synthèse, qui donne aussi toutes les clés pour comprendre cet art et l’histoire des Églises.

On ne lit pas de noms d’artistes dans le livre. Pourquoi?

Ils ne signaient pas avec leurs noms et on les rattachait à l’église qui a commandé l’œuvre, par exemple le maître de Saint Théodore (Mar Tedros) à Bahdeidat, au Liban. Il arrive qu’on trouve leurs prénoms inscrits. L’artiste à cette époque était humble. Il était lui-même religieux et se satisfaisait de sa fonction de médiateur au service du sacré et de la tradition. Je profite pour rendre hommage à tous mes collègues du Liban qui ont élaboré des études et des recherches sur l’art chrétien, ainsi qu’à l’Association pour la restauration des fresques du Liban, qui est très active. Je salue également la contribution des universités libanaises comme l’Université libanaise et l’université Saint-Esprit de Kaslik qui y ont joué un rôle prépondérant. Le livre est surtout le fruit de rencontres avec des équipes de chercheurs, des spécialistes de toutes périodes; de reconnaissances de terrain; de liens personnels noués avec des collectionneurs aussi érudits qu’informés; de centaines de correspondances et d’enquêtes menées sur des vols ou des destructions en Irak et en Syrie.

Quelles sont les grandes lignes divergentes entre l’art des chrétiens d’Orient et celui des chrétiens d’Occident ou de Rome et Constantinople?

Le fond historique est très différent entre l’Occident et le Proche-Orient. L’Orient, c’est le milieu même de la Terre sainte, qui a vu se dérouler les épisodes de la Bible et la vie du Christ, le lieu d’où est partie l’évangélisation du monde. Les images existent aussi à Rome dans les catacombes dès le IIIe siècle, en contexte funéraire. En Orient, elles sont liées à des commémorations et des cycles narratifs, des traditions parfois orales, très riches, et ces images étaient très nombreuses, liées à une vie locale spécifique qui va prendre de l’ampleur avec les pèlerinages qui se mettent en place très tôt à Jérusalem et dans les grands sanctuaires d’Orient. Les images liées à la vie du Christ, de la Vierge, des saints et des martyrs comme Saint-Siméon le Stylite qui vivait sur sa colonne haute de dix-huit mètres, d’où son nom! On pourrait parler de Sainte-Barbe aussi, dont le martyre a eu lieu à Baalbeck, dans l’Empire romain, de tous les évangélistes comme saint Marc qui a évangélisé l’Alexandrie. Le Christ lui-même a marqué de ses pas cette région, précisément le sud du Liban comme Tyr et Sidon. Il y a un chapitre sur les premières Bibles illustrées qui sont nées dans la région, les Bibles en grec et en syriaque qui ont certainement été peintes dans le patriarcat d’Antioche. Ces images sont enracinées dans les civilisations anciennes, mésopotamienne, cananéenne, égyptienne, ainsi que le monde biblique. Certaines images viennent ainsi de l’Égypte ancienne, et portent une dimension anthropologique. Par exemple, l’image de la Vierge qui allaite est inspirée d’Isis qui donne le sein à Horus. La représentation de saint Georges qui terrasse le dragon a des points communs avec des divinités anciennes qui dominent les bêtes sauvages. Quand l’empereur Constantin décide de faire de Jérusalem la capitale du monde, il y construit le Saint-Sépulcre sur le tombeau du Christ. Concernant l’héritage phénicien, le pourpre du murex servait à teinter les parchemins de la Bible qui étaient extrêmement luxueux, rehaussés à l’encre d’or et d’argent.

Au contact de la civilisation musulmane, est-ce que l’apport en images a diminué?

La représentation du divin en islam est interdite, comme dans le judaïsme. Les chrétiens sous la domination arabo-musulmane puis turque ont continué à produire des images de manière ininterrompue. Dans le livre, on trouve de nouveaux documents sur les dernières découvertes concernant les premiers siècles de l’islam ainsi que des sites qui sont restaurés actuellement, qui montrent qu’il y a une continuité de l’art aussi bien dans la peinture murale des églises que dans les objets produits. Dans L’art des chrétiens d’Orient, de l’Euphrate au Nil, il y a beaucoup d’œuvres du VIIIe et IXe siècles, ce qui constitue une nouveauté. Les chrétiens avaient pu organiser leur culte comme ils le souhaitaient, dans leurs églises, y compris avec des images, en échange d’un impôt qui faisait d’eux des dhimmis. L’art reflète à quel point ces chrétiens font partie de leur époque. Dans les décors des églises, des manuscrits, des peintures, des sculptures, des stucs, des boiseries, on retrouve un style inspiré de la culture islamique: un goût pour la calligraphie, pour l’ornement végétal et on arrive même au XIVe siècle à des Évangiles qui ressemblent absolument à des Corans, grâce à des ateliers d’artistes mixtes réunissant chrétiens et musulmans. À la page 394 du livre, on trouve un livre de la Bibliothèque nationale de France qui ressemble à un Coran. On peut voir aussi l’illustration de saint Luc, représenté comme un imam prêchant dans sa mosquée.

Vous dites qu’il y a une incapacité d’attribuer les trésors d’orfèvrerie, des ivoires et des manuscrits à peinture aux provinces orientales de l’Empire romain. On les attribuait à tort à Byzance, car un savoir-faire artistique n’était pas envisageable en Orient. Dans quelle mesure cela est-il vrai? Essayez-vous dans votre livre de rendre à César ce qui est à César?

À cause de préjugés, il y a des séries d’œuvres qui n’ont pas été attribuées à la Syrie romaine par exemple. Elles ont été mises sur le marché de l’art en Europe au XXe siècle, sorties de fouilles clandestines, sans indiquer leur provenance. On avait tendance à les relier à Constantinople, la capitale de l’Empire romain, là où se situaient les ateliers impériaux. Je fais la synthèse de toutes les réflexions portées par le XXe siècle sur les œuvres qui ont atterri illégalement sur le marché de l’art ou les nouvelles découvertes encadrées par des fouilles internationales. Aujourd’hui, on est en possession de nombreux trésors en orfèvrerie découverts en Syrie romaine et dans les régions avoisinantes, fabriqués en argent et en or. Les dédicaces qui y sont inscrites datent des Ve et VIe siècles et font allusion à nombre de villages de la Syrie romaine où les villageois faisaient des donations à leurs églises.

En 2020, vous avez fait une découverte importante: l’immense icône byzantine de la Dormition à Bkerké, peinte au XVIe siècle par des artistes maronites dans la vallée de la Qadicha.

Elle a été découverte en l’an 2000, mais je l’ai étudiée et restaurée au Petit Palais avec l’accord du patriarche maronite et je lui suis reconnaissante pour la confiance qu’il m’a accordée. Ses quatre panneaux de bois étaient bloqués, ce qui menaçait la peinture avec l’écoulement du temps. Elle avait été aussi fragilisée par l’humidité et exigeait des soins très minutieux. Cette icône est un document fondamental pour l’histoire de l’art du début de la période ottomane. C’est un jalon précieux pour la chronologie de la peinture d’icône au Levant, car on croyait à tort que cet art s’était interrompu entre le XIIIe et la fin du XVIIe siècle. Avec le père Joseph Moukarzel, le directeur de la bibliothèque de Kaslik, nous avons pu préciser qu’elle date de 1523, ce qui prouve qu’à partir de la période ottomane, l’art des icônes renaît. Elle appartient au style byzantin et mesure deux mètres de haut. Cela montre que les maronites n’avaient pas encore abandonné l’iconographie orientale dite "byzantine". Beaucoup d’indices font penser qu’elle avait été conçue par des artistes maronites vivant dans la vallée de la Qadisha.

En effet, car le concept de la Dormition est orthodoxe. Pour les maronites, c’est l’Assomption, célébrée le 15 août.

Ce sont des constructions historiques. La Dormition, on la trouve en tant que telle dans les livres liturgiques maronites du XVe et XVIe siècles. Les images des maronites seront amenées à évoluer, car les maronites vont se latiniser massivement à la fin du XVIe siècle avec la création du collège maronite de Rome. Mais ils avaient auparavant les mêmes images que les autres communautés, nées dans l’Empire romain d’Orient.

Sur quoi peut-on se fonder pour affirmer que le premier miracle de Jésus-Christ a eu lieu à Cana el-Jalil, au sud du Liban, et pas à Kafar Cana en Galilée, comme certaines sources l’affirment – sujet évoqué dans votre livre?

Les pèlerins se rendent dans l’un ou l’autre site, puisque les deux lieux sont commémoratifs. La vérité historique ne rentre pas dans la démarche du pèlerin. S’il se trouve au Liban, il va se rendre au sud du Liban, donc à Cana, et s’il se trouve en Galilée, il ira à Kafar Cana. On peut juste noter que le Christ est allé à Tyr et à Sidon, ce qui est attesté par les Évangiles. Cana de Galilée faisait partie du pèlerinage organisé par les Franciscains à l’époque médiévale. C’était assez pratique de ne pas trop éloigner les pèlerins, qui passaient par la Galilée avant d’aller à Jérusalem.