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14 mars 1989, j’aurai 14 ans dans un jour, j’entends une musique lointaine, une mélodie dysharmonique, une bande son improvisée, des éclats, des éclairs et la lourdeur du tonnerre.

"Tu n’iras pas à l’école demain!" Mon cadeau d’anniversaire est le bonheur magnifique de la paresse, la grasse matinée, la douce quiétude de la fainéantise adolescente. Je perçois, cependant, l’inquiétude dans le regard de mes parents. Il n’y a pourtant pas de quoi, c’est loin, bien loin tout ça, je n’ai pas conscience que la guerre est un cancer insidieux qui, à partir d’un incident insignifiant, se propage comme la lave d’un volcan et finit par peindre de gris mon univers.

Bientôt, ce qui était ailleurs sera l’ailleurs des autres; bientôt mon ciel sera couvert de la probabilité insoutenable du tonnerre qui fauche ma quiétude, qui souffle mes vitres, défigure le confort de ma famille, enterre mes amours naissantes.

Tout saute en un instant, mais, étrangement, dans cet instant fébrile de perdition, le bonheur s’immisce dans la peur, un bonheur de la rêverie, une rédemption par la projection dans la vie parallèle et solitaire de la lecture, du cinéma, de la musique, de la télévision. Quand je pense à ces jours amers, mes souvenirs sont un roman de Balzac, Le Père Goriot, un film de Buñuel, Belle de Jour, des émissions de télévision de Bernard Pivot et des chansons de Brel sur une cassette qui grésille.

La Vie est ailleurs. Milan Kundera est mort et je viens enfin de comprendre le titre de son roman, j’ai tout oublié de sa trame, de son style, mais un titre suffit souvent à éclairer la nostalgie du bonheur des choses simples. "Les choses de la vie", insignifiantes et magnifiques à la fois se déchirent en lambeau comme le visage torturé de Michel Piccoli dans la folle danse de sa voiture et, au final, il ne reste que l’essentiel, le confort de l’amitié, le regard doux de l’amour et l’héritage de la culture qui persiste comme une nostalgie heureuse et tenace.

Au cours des longs mois qui suivirent ce 14 mars funeste où j’allais être coupé de mes amis, confiné dans les abris d’infortune, traqué par le bruit lourd des projectiles qui s’abattaient comme une pluie capricieuse, je me suis forgé la carapace de La vie est ailleurs, j’ai aimé le monde comme une projection, un fatalisme de la jouissance future, un déterminisme pourtant incertain de la présence d’un bonheur qu’il ne fallait pas "fuir de peur qu’il ne se sauve", qu’il fallait conquérir avec le savoir simple, la culture populaire et le geste heureux du quotidien.

C’est une course interminable, lorsqu’on tient enfin d’une main le bonheur, il s’échappe de l’autre. Cette projection tant espérée devient une nostalgie qui renvoie dans les calanques du passé nos instants heureux. Mais cette nostalgie est, au final, notre héritage, et elle vient enrichir notre culture et nos identités multiples.

Je suis tombé par hasard sur une interview d’Alain Baschung dans laquelle il dit cette phrase magnifiquement réelle: "Je n’aime pas le bonheur béat", le bonheur béat c’est l’ennui. La vie n’est peut-être pas ailleurs, elle est sans doute là dans la témérité du quotidien, il faut s’en abreuver jusqu’au dernier souffle, comme la seule richesse qui vaille la peine d’acquérir et de préserver coûte que coûte.