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On dort fenêtres ouvertes. On dort dans le brouhaha, dans les voix fortes des rues, le cliquetis des objets domestiques. On dort dans leurs rires, on reconnaît nos parents, jouer à deviner les autres. On dort dans la moiteur; fenêtres ouvertes ou fermées, même pesanteur de l’air. On dort dans nos lits et c’est comme dormir dehors, dans les bras du monde. Dans le vent. On dort avec les moustiques, leur obsession bruissante. Avec les odeurs des plats, les soirs de réception. On dort avec les klaxons. La musique des voisins parfois. Quelques discussions politiques entre deux balcons farouches.

On se réveille au son d’autres klaxons, plus énergiques, persistants. Nos rues de nerfs. Il est tôt, il fait déjà chaud. La ville est vacarme. On a hâte de se lever, de sortir, jouer dehors. Dans cette cour où se retrouver à plusieurs et grandir sans le réaliser. On n’entend plus les marchands de fruits qui pourtant parsèment les rues de leur langue aux mots choisis. On joue en évitant d’écouter les disputes d’un couple qui s’oublie haut et fort. On joue sans penser à ces probables appels à l’aide. On est petits, on joue au ballon ou à la marelle, la rue est notre jardin.

La rue est aussi le terrain des grands. Ils sortent des chaises colorées, des chaises en plastique, elles résistent à tout. Une table basse et le café. Le tablier de trictrac parfois et les spectateurs autour, entre silence et commentaires. Les parties se succèdent comme pour éterniser le quotidien. Ils sortent leur corps sur des seuils rendus sacrés par de longues conversations. Interpellent les passants Et comment va la famille? Les invitent à un café, tu as bien 5 minutes? Ou se contentent de regarder circuler gens et voitures.  

Un jour, les rues nous sont autorisées autrement, on a grandi, on peut marcher seuls dans le quartier. On traîne, cartable à l’épaule, sans adulte qui nous tire par la main. Sans avoir à penser le chemin; ses lignes sinueuses dépourvues de trottoirs praticables. Braver les dangers depuis toujours rabâchés. Tous dangers dans des rues qui exposent. Peur d’être écrasés par une automobile. Kidnappés par des méchants. Égarés sans repères. Blessés dans une chute… Chaque corps croisé, vécu comme adversaire potentiel; chaque voiture, comme agression certaine. Accélérer le pas sans en perdre le contrôle, entre vertige et agitation. Donner raison aux appréhensions irrationnelles des grands.

Dans nos rues sans nom, marcher est jeu de piste à taille humaine. On tourne autour de la destination, s’en approche par indices. Seule l’avenue principale est nommée, "rue de l’indépendance"; personne ne voit la plaque bleu roi, ses lettres en blanc cachées par un arbre aux branches poussiéreuses. On se remet aux pancartes commerciales parsemées alentour, pour raconter la route. On égrène les enseignes, essaims de bouquets colorés autour d’adresses anonymisées. Jouer à marcher. S’occuper surtout, pour différer l’arrivée, malgré l’impatience initiale. Le trajet, parenthèse, chemin entre deux portes, un entre-deux des pensées.

S’amuser à traverser sans feux de signalisation, entre frayeurs et euphorie. Se faufiler parmi les exhalaisons des pots d’échappement, à chaque crachat de moteur. Retenir les bonds du corps affolé par d’intempestifs klaxons; réguliers, impossibles à assimiler. La colère systématique des conducteurs dans de sempiternels bouchons propices à nos traversées piétonnes. Finir par connaître les aspérités du sol: jalons de parcours, réconfortants signes de familiarité. Le bout du trottoir interrompu, alors qu’à peine entamé. Les fissures de l’asphalte, leurs fantasques arabesques: monstres par-ci, fleurs par-là, soleils, cœurs… Le nombre de dalles du passage couvert. Les compter scrupuleusement de la pointe des pieds qui s’y posent. Retrouver le même chiffre à chaque fois. S’en réjouir en silence, sans renoncer à recalculer à chaque traversée. Fredonner par intermittence de niaises chansons d’amour aux adultes réservées. Sans entendre sa propre voix.

On grandira auprès de ces mêmes rues, leur espace parallèle au temps, nos jeunes années. On les connaîtra comme les membres de notre corps, yeux fermés. Les rues toujours, plancher de nos existences. On grandira et un jour la guerre imposera ses couvre-feux. Ces mêmes rues nous seront défendues entre deux sirènes. Il nous arrivera de les traverser à grande vitesse, fiers d’y parvenir, comme s’il s’agissait de braver les interdits officiels et non les risques des bombardements. La guerre trouera çà et là nos rues, bouchera certaines artères. Nous poussera parfois à l’exil vers d’autres régions du pays plus calmes que Beyrouth.

On grandira, certains émigreront à l’étranger; à chaque retour nos yeux émus de reconnaître des motifs rescapés du passé. Fragments de rue comme traits familiers d’un visage qui nous échappe pourtant. On marchera comme avant, sans la bravoure de l’enfance, sans l’élan ludique qui se réjouit de tout détail. On marchera et des tableaux d’antan surgiront au hasard des ruelles: voiture garée dans l’ombre d’où se détachent deux visages rapprochés, un couple pour quelques minutes d’intimité. Ou le vieux cireur de chaussures, plus léger que sa caisse qui se dandine au bout de son bras. On marchera avec la douceur de ces images cruelles, on a toujours marché dans les rues d’Achrafieh. On marchera aujourd’hui encore mais comme désincarnés, acteurs secondaires au rôle flou. Au service des personnages principaux, les rues de Beyrouth, terre de toute permanence.

Gracia Bejjani

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