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L’histoire tumultueuse du Conservatoire national libanais, depuis sa fondation jusqu’à ses défis actuels, révèle les enjeux de la musique d’art au Liban. Entre changements de direction, mal gérance de l’institution et la quête de qualité et d’authenticité, le dernier volet de cet essai explore les défis et les perspectives de cet établissement, censé être la plus haute référence musicale du pays.

À la suite de la mort de Wadih Sabra (1876-1952), le président Camille Chamoun (1900-1987) demande, en 1953, au ministre de l’Éducation nationale d’inviter le pianiste, compositeur et chef d’orchestre libano-américain Anis Fuleihan (1900-1970) à prendre les rênes du Conservatoire national libanais qui devient, en 1959, une institution nationale autonome, sous la tutelle du ministre de l’Éducation. Anis Fuleihan sera, par la suite, succédé par Nicolas Dale, Toufic Succar (1922-2017), le père Youssef el-Khoury (1920-2009) et Antoine Hobeika. Durant la guerre dite civile au Liban, le Conservatoire national est contraint de fermer ses portes pour de longues périodes. Il ne sera inauguré de nouveau qu’en 1991 après la fin de la guerre. À l’image du pays alors exsangue, dévasté sur tous les plans – humain, politique et économique – et occupé par deux puissances étrangères (Israël, jusqu’en 2000, et la Syrie, jusqu’en 2005), le Conservatoire national n’en est pas sorti indemne.

En effet, durant ces années de guerre écrasante, ce vivier national, qui avait connu un certain âge d’or durant le mandat du père Youssef el-Khoury, s’est retrouvé dans un état de délitement. Le manque de culture musicale académique et la relative insouciance des Libanais à l’égard de la culture et de la musique de qualité, durant cette époque, ont mené à un déclin effrayant des pratiques musicales au Liban. En effet, comme le souligne Nidaa Abou Mrad dans un entretien en 2020, la démarche de Sabra "a facilité l’émergence, après la Seconde Guerre mondiale, d’une musique libanaise de variété qui ne se souciait plus ni de grammaire musicale ni d’authenticité esthétique, qu’elle soit levantine ou européenne, mais seulement de plaire à un peuple progressivement déculturé, dans un État phagocyté par les aspirations néophéniciennes au gain facile jusqu’à parvenir à l’effondrement du Grand Liban en 2020".

Conservatoire de l’après-guerre

De 1991 et jusqu’à son décès en 2011, Walid Gholmié (1938-2011), nommé à la tête de cette institution – qui s’est muée en 1995 en Conservatoire national supérieur de musique (sans pour autant relever à aucun moment de l’enseignement supérieur de type universitaire) -, a tenté tant bien que mal de régénérer le Conservatoire national qui s’est étiolé durant la guerre libanaise. Il a principalement veillé à inaugurer une multitude de branches afin d’offrir une éducation musicale au plus grand nombre de Libanais, et à fonder l’Orchestre symphonique du Liban en 1998, qui est devenu "philharmonique" quelques années plus tard, et l’Orchestre national libanais de musique arabe-orientale. Il est, cependant, clair et net que le directeur originaire de Jdeidet Marjeyoun prêtait beaucoup plus d’importance à la quantité qu’à la qualité et privilégiait l’apparence au détriment du contenu. Une pléthore d’arguments soutient, en effet, cette affirmation.

Tout d’abord, entre les années 1990 et 2011, le nombre de branches du Conservatoire a considérablement augmenté, passant d’une seule branche à Zokak el-Blat avant la guerre à 12 branches en 2011. Cela s’est naturellement accompagné d’une première vague de recrutement afin de combler les besoins grandissants en professeurs de musique. Parallèlement, une seconde vague de recrutement était nécessaire pour former les deux orchestres nationaux. Voulant se forger une notoriété de chef d’orchestre et de compositeur de "musique savante", le "maestro" et "docteur" (qui n’a jamais montré son diplôme doctoral, supposé avoir disparu pendant la guerre, mais en fait qui n’a probablement jamais existé, l’Université de Wichita [États-Unis d’Amérique], où il aurait fait ses études, ne délivrant pas de doctorat en musique), lit-on souvent dans les journaux, aurait préféré investir dans l’orchestre plutôt que dans l’enseignement. Si l’on songe au fait que les musiciens de l’Orchestre philharmonique, venus des pays de l’Est, étaient logés dans un hôtel tenu par le frère du Maestro et que les achats d’instruments et d’équipement coûteux se faisaient par adjudication sans recours aux appels d’offres publiques, il est permis de comparer la conduite managériale de l’ancien directeur du Conservatoire au modèle, si peu éthique et si bien connu (à base de gabegie et de corruption), de gestion des biens publics en cours dans l’État libanais depuis les années 1990.

Plus particulièrement, et afin de développer un orchestre pléthorique de musique d’art occidentale, Walid Gholmié détourne l’argent consacré à l’enseignement pour offrir un double salaire aux musiciens libanais de l’Orchestre philharmonique du Liban. Il s’agit, en effet, du fameux double contrat selon lequel ces musiciens se doivent de travailler (et donc d’encaisser l’équivalent de) 30 heures par semaine en tant qu’instrumentistes à l’orchestre, et d’encaisser l’équivalent de 26 heures d’enseignement en ne travaillant que quelques heures, dans le meilleur des cas. Certains d’entre eux ont continué à profiter de ces avantages, au moins jusqu’en 2019, alors qu’ils n’étaient plus affiliés à l’orchestre, voire au Conservatoire national. Face au manque de ressources financières, le Conservatoire s’est retrouvé contraint de recruter de nombreux instructeurs non qualifiés, tout en sachant qu’il s’agit de la catégorie la moins gradée parmi les enseignants qui se répartissent en trois catégories: instructeurs, maîtres et professeurs. Or, aucun diplôme d’État n’est requis pour l’enseignement de la musique instrumentale ou vocale au Conservatoire libanais, et ce, contrairement au modèle européen.

Fin d’une ère

À la mort de Walid Gholmié, Hanna al-Amil est nommé directeur exécutif par intérim en attendant une entente politique qui mènera finalement Walid Moussallem à la tête de l’institution (en tant que directeur par intérim). Ambitieux, ce pianiste et professeur de philosophie essaie d’apporter un certain changement, mais le chaos institutionnel prédominant du temps de Gholmié était presque insurmontable. On retiendra toutefois du double mandat (2014-2018 et 2020-2022) de Walid Moussallem son projet de construction d’un complexe musical consacré à l’enseignement universitaire à Dbayé, financé par un don chinois, avec une salle de concert pour l’orchestre. Ses efforts ont été fructueux et le projet a été lancé en janvier 2018. Il sera poursuivi de près par Bassam Saba (1958-2020), musicien virtuose dans les deux musiques d’art concernées (monodique modale et harmonique tonale), nommé (par décret ministériel) directeur titulaire du Conservatoire national, et qui avait promis un changement radical, notamment dans l’apprentissage de la musique d’art monodique modale et ceci en modifiant les manuels et les méthodes d’enseignement.

Cependant, le combat de Bassam Saba contre la corruption et l’ignorance lui aura coûté cher. Certains n’ont épargné aucun effort pour abréger son mandat en lui mettant des bâtons dans les roues, allant même jusqu’à le priver, de son vivant, de son salaire et, après son décès (intervenu à la suite de complications liées au Covid-19), d’un hommage national post-mortem. Nommé à nouveau en tant que directeur par intérim de cette institution, en 2020, Walid Moussallem démissionne en mai 2022, ce qui ouvre la porte à la nomination de la soprano Hiba Kawas en qualité de directrice par intérim. Or, cette nouvelle responsable ne répond pas à plusieurs critères d’éligibilité académique et communautaire à ce poste, ce qui fait que cette dérogation constitue une infraction au principe d’équité dans la répartition des postes entre les confessions.

Authenticité culturelle

Certes, le Conservatoire national ne représente pas tout le secteur des musiques d’art au Liban. Il faut bien sûr évoquer les autres cadres d’enseignement de ces musiques d’art, comme les écoles de musique rattachées aux trois universités (Usek, NDU et Université Antonine) dépendant des ordres monastiques maronites, de même que les facultés (et/ou départements) de musique et musicologie de ces universités. Il convient de noter à cet égard que si toutes ces institutions dispensent un enseignement de bon aloi voué à la musique d’art européenne, l’Université Antonine se distingue (à l’échelle du Mashriq) par le fait qu’elle dédie à la tradition musicale artistique monodique modale de cette partie du monde un véritable effort de revivification selon les normes traditionnelles, un revival musicologiquement informé, à l’instar de ce qu’ont fait dans les années 1970 les baroqueux et autres médiévistes européens pour refaire vivre les musiques anciennes occidentales.

Il faut dire que, si une part de la chanson libanaise de grande diffusion des années 1943-1975 répondait à la notion de musique d’art monodique modale, aux côtés de la qualification de musique de variété de très bon aloi, comme c’était le cas d’un versant appréciable (qu’une analyse approfondie permettra de discerner) de la production de grandes figures telles que Feyrouz (et les Frères Rahbani) et Wadih Safi (1921-2013), de même que de chanteurs et compositeurs comme Philémon Wehbé (1916-1985), Zaki Nassif (1918-2004) et Élie Choueiri (1939-2023), il est devenu extrêmement difficile de qualifier de musique d’art la production commercialisée des chanteurs et compositeurs libanais des trois dernières décennies, hormis des pans appréciables de l’œuvre de Ziad Rahbani et quelques autres exceptions.

Il convient également d’évoquer les festivals et les entités qui programment actuellement des concerts de musique d’art au Liban. Si un grand effort a été réalisé depuis le Festival de Baalbek des années 1960, le Festival al-Bustan des années 1990 et le festival Beirut Chants des années 2010, pour programmer des concerts de musique d’art européenne de qualité, il est nécessaire de noter d’abord que la part de la vraie tradition musicale artistique levantine monodique modale est dérisoire dans ces programmes, alors que la musique de variété y prend une part croissante. Il est regrettable de noter ensuite qu’en conséquence de l’effondrement économique du pays, ces festivals n’ont plus les moyens de faire venir des musiciens européens de premier plan et que souvent on se rabat sur des musiciens européens plus qu’ordinaires et des musiciens et des orchestres libanais à l’image du Liban déliquescent actuel. Or, peut-on faire l’économie de la qualité dans ce domaine, après avoir fait l’impasse sur l’authenticité culturelle?

Placé sous le signe d’une critique diagnostique, cet essai adresse ces questionnements cruciaux autant aux institutions qu’aux pouvoirs publics, qu’aux musiciens et qu’aux mélomanes, et ce, afin de pouvoir esquisser des voies thérapeutiques.

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