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Mozart est indéniablement un génie musical dont la profondeur est souvent masquée derrière une apparente légèreté. Le musicologue français Bernard Fournier met l’accent sur la véritable grandeur du maître autrichien, explore la richesse émotionnelle de son œuvre et révèle un compositeur aux multiples facettes.

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), ou plus simplement Mozart, on ne saurait jamais trop en dire. Son nom demeure synonyme de génie musical. Un terme qui, de nos jours, est souvent utilisé de manière un peu trop généreuse (pour ne pas dire galvaudé), diluant ainsi sa véritable portée. Mozart est incontestablement, avec Jean-Sébastien Bach (1685-1750) et Ludwig van Beethoven (1770-1827), un des trois piliers majeurs de l’histoire de la musique d’art occidentale. Selon sa sensibilité, son goût ou sa vision artistique, son histoire personnelle, chacun peut éprouver une affinité plus marquée envers celui-ci ou celui-là. On pourra certes en préférer d’autres – Frédéric Chopin (1810-1849), Richard Wagner (1813-1883), Johannes Brahms (1833-1897), Claude Debussy (1862-1918), Gustav Mahler (1860-1911), Béla Bartók (1881-1945), pour ne citer que ceux-là – c’est alors une question de goût et le goût n’a pas valeur de jugement. Comme l’écrivait ironiquement Gérard Genette, théoricien de la littérature et des arts, "on peut préférer la chanson Le petit vin blanc à la Grand Fugue". Il serait toutefois judicieux d’éviter de prendre des vessies pour des lanternes.

Rumeurs infondées

Il n’est jamais superflu de réaffirmer que le maître autrichien ne repose pas, malgré les rumeurs infondées, dans l’obscurité d’une fosse commune. Toute la grandeur de son œuvre demeure, heureusement, bien au-dessus de ces considérations sépulcrales douteuses. Toutefois, à la suite de la publication, par Ici Beyrouth le 27 janvier 2024 de l’article intitulé "Mozart n’a pas été enterré dans une fosse commune!", ainsi que des réactions qu’il a suscitées, il est impératif, pour éviter tout malentendu causé par des rumeurs (de nouveau) infondées ou du moins mal fondées, de réitérer, mot à mot, les informations qui y ont été exposées, tout en mettant en lumière des faits historiques complémentaires. Il est désormais évident que la scène emblématique du film Amadeus (1984) de Miloš Forman, où le corps de Mozart est jeté dans une fosse parmi d’autres dépouilles, découle d’une grave méprise historique ou d’une romantisation qui a eu des conséquences préjudiciables. Ce malentendu a notamment été créé par des historiens et des auteurs mal informés, qui ont mêlé toutes sortes d’informations de seconde main pour en faire une description profondément erronée de l’enterrement de Mozart dans une fosse commune.

Joseph II (1741-1790), empereur du Saint-Empire romain germanique, avait une aversion pour toutes formes de cérémonies religieuses ostentatoires et de coutumes irrationnelles superflues. De plus, pour des raisons évidentes d’hygiène, il cherchait à réduire le temps de décomposition des corps enterrés. Par conséquent, le 23 août 1784, il promulgua un "décret judiciaire concernant les affaires religieuses et policières"1, stipulant que tout défunt, qu’il soit riche ou pauvre, devrait être dévêtu et placé dans un sac de toile de lin, soigneusement clos et cousu. Ensuite, la dépouille devrait être extraite du cercueil, déposée dans la fosse, recouverte de chaux vive, puis promptement ensevelie sous la terre. En cas d’arrivée simultanée de plusieurs corps, ils peuvent être déposés dans la même fosse. C’est la situation légale théorique sur laquelle se fondent toutes les descriptions erronées dans la littérature sur Mozart, y compris celle de Volkmar Braunbehrens2, concernant le prétendu enterrement du compositeur dans une fosse commune. Or le concept puritain de Joseph II fut fortement contesté, notamment à Vienne, où la population n’avait toujours pas oublié les fosses communes de l’épidémie de peste entre 1713 et 1714.

En réponse aux protestations, l’empereur révoqua, le 20 janvier 17853, cette obligation et chacun avait désormais le droit d’être dignement enterré dans un cercueil. Ainsi en fut-il pour Mozart, dont l’acquisition du cercueil est bien documentée, comme l’a relevé Michael Lorenz, musicologue autrichien et éminent spécialiste de Mozart. Ses funérailles en 1791 ont ainsi scrupuleusement suivi les traditions de l’époque. En d’autres termes, Mozart n’a point été enterré dans une fosse commune.

Supplément d’âme

Cela dit, il est grand temps de s’abreuver à la fontaine éternelle des compositions mozartiennes, s’élevant ainsi au-dessus des spéculations et des rumeurs triviales entourant sa mort. Et qui d’autre que le musicologue chevronné, Bernard Fournier, pourrait scruter, avec éloquence et raffinement, les subtilités esthétiques de l’œuvre du maître autrichien? Selon ce spécialiste du Quatuor à cordes et de l’œuvre du génie de Bonn, Bach, Mozart et Beethoven représentent parfaitement la trinité du génie musical. "Ce qu’ont de commun nos trois ‘géants’ de la musique et qui les distinguent des autres ‘grands’, c’est, d’une part, ce qu’on pourrait appeler de manière subjective ‘le supplément d’âme’ de leur musique, d’autre part, la quantité, la qualité exceptionnelles et la diversité de leur production, le fait qu’ils ont abordé quasiment tous les grands genres, avec des œuvres qui se situent au sommet desdits genres", explique Bernard Fournier.

Le sourire à travers les larmes

Si l’on considère la complexité contrapuntique comme la signature distinctive de la musique de J.-S. Bach, et la profondeur mélodico-harmonique comme l’essence même de celle de Beethoven, il est incontestable que la musicalité de Mozart s’inscrit également dans une esthétique qui mérite reconnaissance et contemplation. À cet égard, le musicologue français souligne que derrière son apparente légèreté, la musique de Mozart peut être d’une "immense profondeur", tout aussi profonde que celle de Bach ou de Beethoven, mais profonde "autrement", c’est-à-dire "qu’il faut savoir découvrir derrière le masque de légèreté que lui impose la société de cette deuxième partie du XVIIIe siècle qui a vu naître ses œuvres". Pour se convaincre de la profondeur mozartienne, Bernard Fournier préconise d’écouter, toutes affaires cessantes, le Quintette à cordes no4 en sol mineur K. 516 dont les quatre mouvements nous font descendre de plus en plus profondément dans les abîmes du désespoir, culminant dans l’introduction du final. "Celle-ci est une des pages les plus sombres et les plus accablées qui soient, presque aussi haletante que le beklemmt (passage évoquant l’oppression émotionnelle, ndlr) de la future Cavatine de Beethoven", précise-t-il.

Après cette introduction, Mozart remet son masque pour le final, mais si on écoute bien, on s’aperçoit que le thème principal de cet Allegro est un déguisement en majeur du thème en mineur du premier mouvement. "On comprend alors que la musique de Mozart, c’est le sourire à travers les larmes, révèle subtilement Bernard Fournier. Dans ce mouvement final, en dépit du sourire, on perçoit les larmes." Selon le spécialiste octogénaire, une autre œuvre en prise directe sur la profondeur douloureuse de la musique de Mozart serait le premier mouvement du Quatuor K. 421 en ré mineur, mais également, et connus de tout un chacun, la mort de Don Juan dans Don Giovanni et le Requiem en ré mineur K. 626: "Mais on dira que le sujet tragique en soi donne sa couleur sombre à la musique. C’est pourquoi les deux œuvres instrumentales qui ont été citées ont une valeur plus démonstrative de la noire profondeur de la musique de Mozart qui tient à son pessimisme inhérent."

Optimisme et pessimisme

Alors cette musique généralement légère et joyeuse – dans son apparence – serait-elle essentiellement profonde et triste? Voici un dernier argument, de nature structurale, qu’expose Bernard Fournier pour opposer Mozart le pessimiste à Beethoven l’optimiste: "Dans les œuvres de forme sonate, chez Beethoven, le puissant travail de développement qui ‘malaxe’ le matériau de base présenté dans l’exposition, le déforme, le morcelle ou le magnifie, en tout cas le recompose, a pour effet que la réexposition soit toujours différente de l’exposition", affirme-t-il. La réexposition nous fait donc pénétrer dans un autre monde que l’exposition; "le travail du développement porte ses fruits: optimisme de la volonté". Par contre, il note que chez Mozart, quelle que soit l’élaboration du travail de développement (voir notamment celui de l’Allegro du K. 421), la réexposition suit comme si de rien n’était le schéma de l’exposition; "le travail du développement n’a rien changé: pessimisme de la pensée".

Au terme de cet article, il convient de rappeler que Mozart a été admiré par maints compositeurs de sa postérité. "Si sa musique ne draine pas dans son sillage autant de compositeurs que Bach ou Beethoven, il est le musicien suprême pour certains comme Chopin ou Poulenc", atteste Bernard Fournier. Pour d’autres, il fait partie de leur panthéon; c’est le cas pour Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893), qui voyait en Mozart une incarnation de la divine beauté. Le compositeur russe le considérait même comme un "Christ musical".

Références bibliographiques

(1) Kropatschek, Joseph. ["Manuel de toutes les ordonnances et lois promulguées sous le règne de l’empereur Joseph II pour les terres héréditaires impériales et royales, dans une connexion systématique"], Johann Georg Moeßle, Vienne, 1786, vol. VI, pp. 565-570.

(2) Braunbehrens, Volkmar. "Mozart in Wien 1781-1791", Piper, Munich, 1986.

(3) Kropatschek, Joseph. ["Manuel de toutes les ordonnances et lois promulguées sous le règne de l’empereur Joseph II pour les terres héréditaires impériales et royales, dans une connexion systématique"], Johann Georg Moeßle, Vienne, 1787, vol. VIII, p. 675f.

 

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