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Entre nuances beethovéniennes contrastées et éclats de l’école pianistique russe, Boris Berezovsky a ébloui son auditoire lors d’un concert organisé dans le cadre du Festival al-Bustan, marqué par des sommets d’interprétation.

Au cœur des tumultes qui secouent le Liban, l’organisation d’un festival de musique classique se révèle être une tâche ardue, et l’idée même d’inviter un géant de la scène musicale frôle l’inconcevable. Le Festival al-Bustan a toutefois décidé d’affronter les vents contraires et a fait un pied de nez aux difficultés dans lesquelles le Liban est plongé en conviant, pour la dixième fois, le pianiste virtuose russe, Boris Berezovsky. Face aux remous politiques et autres tourments qui ont altéré la réputation du Liban, les organisateurs de ce festival méritent des éloges pour leur détermination à polir l’image du pays du Cèdre, contre vents et marées. La soirée du 5 mars s’est voulue une parenthèse musicale apaisante pour les mélomanes en quête d’interprétations raffinées, de plus en plus rares.

Contrastes beethovéniens

Il est possible de ne pas adhérer à l’ensemble des choix interprétatifs de Boris Berezovsky, mais on ne peut que leur accorder un respect inconditionné, surtout venant d’un érudit en la matière qui les assume pleinement. La Sonate no8 op.13, communément appelée Pathétique, de Ludwig van Beethoven (1770-1827), nous cueille à froid. L’interprétation du virtuose russe est quelque peu intimiste alors que la partition exige des dynamiques, des nuances, des couleurs, des accents, des tempi extrêmes et très contrastés. L’attention au discours musical est évidemment irréprochable, mais celui-ci manque de cette véhémence proprement beethovénienne. Une satisfaction, quoiqu’incomplète, teinte l’instant.

École pianistique russe

Après cette interprétation nuancée, à mi-chemin entre le clair et l’obscur, Berezovsky s’attaque au Scherzo no2 en si bémol mineur de Mily Balakirev (1837-1910). Un joyau du répertoire russe qui marie habilement la profondeur expressive avec une virtuosité éclatante. L’attrait de Balakirev pour la tonalité de si bémol mineur trouve probablement son origine dans la Sonate no2 op.35 ainsi que dans le Scherzo no2 op.31 de Fréderic Chopin (1810-1849) que le compositeur russe appréciait particulièrement. Berezovsky fera ainsi un clin d’œil au polonais, dans la seconde partie du concert, en interprétant son Scherzo op.31.  Il aborde l’œuvre de Balakirev avec un tempo légèrement rapide, mettant en avant ses prouesses techniques sans pour autant compromettre la cohérence globale de la pièce d’où va émerger un cantabile espressivo poignant. Berezovsky fait chanter son piano comme nul autre; un tempo plus modéré aurait cependant offert une plus grande délectation de ces passages lyriques.

Le pianiste enchaîne avec une autre sonate de Beethoven. Le festival avait annoncé qu’il interpréterait la Sonate no13 op.27 no1, intitulée Sonata quasi una fantasia, mais il jouera finalement la Sonate no11 op.22. Si les attaques sont parfois agressives, elles ne dérangent toutefois pas. Il ne faut pas oublier que Berezovsky est un fervent défenseur de l’école pianistique russe. Le musicien chevronné déploie une maîtrise technique magistrale, un sans-faute faudrait-il dire, depuis les gammes fulgurantes jusqu’aux octaves brisées, en passant par les trémolos impétueux et les contrastes fidèles à l’esthétique beethovénienne. Le mouvement lent, marqué Adagio con molta espressione, constituera l’un des moments les plus mélodieux de cette Grande sonate. Malheureusement, les toux incessantes parmi le public empêcheront d’apprécier pleinement cette poésie musicale.

Âme russe

Une fois le dernier accord de la sonate du maître allemand plaqué, le pianiste affirme ses origines et embrasse l’âme russe en interprétant avec passion l’Étude d’exécution transcendante n°10 op.11, intitulée Lezginka, de Sergueï Liapounov (1859-1924). Il se montre violent, brutal, mais également puissant, voire grandiose: ses articulations, ses gradations dans les couleurs harmoniques et les nuances forte et sa clarté polyphonique sont tout simplement phénoménales. Berezovsky conservera cette même fougue dans les Pièces de Romeo et Juliet, op.75 de Sergueï Prokofiev (1891-1953), dont il sélectionne sept (no4 à 10). Il serait primordial de noter que cet opus doit être considéré comme une œuvre à part entière et pas seulement une transcription du ballet éponyme. Les sept pièces sont remarquablement servies. Cependant, certaines chantent plus que d’autres, notamment Montaigu et Capulet (no6) et Roméo et Juliette avant de se séparer (no10). Bien que l’interprétation dans son ensemble soit de haut vol, certains passages martelés sont légèrement perturbants, les nuances se concentrant principalement dans des forte tonitruants.

Sommet d’interprétation

La soirée se poursuit avec le Scherzo no2 op.31 de Chopin. D’aucuns estiment que Berezovsky ne figure pas parmi les meilleurs interprètes de Chopin, ses rendus ne parvenant pas à extraire la sève poétique des partitions du compositeur polonais. Compte tenu de ce constat, on ne s’attendait nullement à un sommet d’interprétation. Mais, même si le pianiste n’a pas réussi à mettre en avant la finesse harmonique caractéristique de Chopin, l’émerveillement était au rendez-vous, si l’on fait abstraction de quelques passages de nouveau agressifs. Il tente, tant bien que mal, de retranscrire l’intensité passionnée et tumultueuse de cette composition. Bien qu’il peine à en rendre pleinement le caractère introspectif et mystérieux, son interprétation est convaincante lorsque la musique évolue vers les passages énergiques et virtuoses. Néanmoins, le contraste entre les sections calmes et agitées aurait dû engendrer une tension dramatique que le pianiste a du mal à maintenir tout au long de la pièce.

Le concert se termine en apothéose avec une interprétation magistrale de Islamey op.18, sous-titrée Fantaisie orientale, de Balakirev, l’une des œuvres pianistiques les plus exigeantes sur le plan technique. Triomphe.